La croisade d’un psychologue humaniste

Animé par un profond désir de faire évoluer la pratique et la connaissance de la psychologie au Vietnam, M. Uy met un point d’honneur à dénoncer les insuffisances d’un système universitaire dépassé et tente d’accompagner la jeunesse de son pays pour lui permettre de s’affranchir d’une tradition familiale et sociale parfois étouffante, même chez les plus pauvres.

Texte et photos : Théophile Laurent

Rien ne prédestinait M. Uy à renouveler la psychologie dans son pays
Rien ne prédestinait M. Uy à renouveler la psychologie dans son pays

Originaire de la ville de Da Nang, au centre du Vietnam, rien ne prédestinait M. Huy à renouveler la psychologie dans le Vietnam contemporain : il est né dans une famille très modeste, ses parents ont un faible niveau d’instruction et travaillent sur les marchés. Pourtant M. Uy s’intéresse très tôt à la psychologie. Plus qu’une motivation purement intellectuelle, c’est l’empathie que suppose la discipline et la possibilité d’aider les autres qui le passionne. Droit dans son fauteuil, l’homme de 43 ans offre un visage sérieux et attentif. Dans un coin de son cabinet situé en plein centre de Saigon, pour l’entrevue, des fleurs de camomille ont déjà infusé. Mr Uy parle vite et a beaucoup à dire sur son pays et sur l’urgence de développer des psychothérapies adaptées pour venir en aide à la population, y compris les plus pauvres.

En 1994, il est en terminale puis déménage à Saigon où il étudie et obtient son diplôme universitaire de psychologue. « Quand je suis sorti de l’université, je me sentais incapable d’exercer correctement, je n’avais pas l’expertise que doit avoir un psychologue », explique-t-il. La volonté de toujours se perfectionner lui fait découvrir différentes approches et, au fil des rencontres, il prend conscience de la défaillance du système vietnamien. Après son cursus classique en psychologie, il profite de l’implantation d’une université suisse pour s’initier à la thérapie familiale jusqu’en 2003.

Silence et dépendance

Au sein des familles, les enfants et même les adultes ont un problème de construction personnelle très sérieux
Au sein des familles, les enfants et même les adultes ont un problème de construction personnelle très sérieux

Car la famille est au cœur de la réflexion de M. Uy. Pour le thérapeute, la prépondérance de la famille est un héritage culturel asiatique précieux mais qui peut prendre des aspects malsains et créer de fortes dépendances au sein même des relations entre ses membres. « Les enfants sont contrôlés par les parents et même les adultes aux âges les plus avancés ont des problèmes de construction personnelle très sérieux. » Il n’est pas évident, dans un tel contexte, de se constituer une identité propre. Tout se confond au Vietnam : l’individu, la famille et même la société. « Il est essentiel de travailler auprès des enfants et de leurs familles », martèle M. Uy.

La société, c’est un autre aspect du problème, et d’importance. « L’état politique et social du pays inquiète beaucoup les Vietnamiens ». Pourtant, il est difficile voire impossible d’en parler librement. Pire encore, la bride gouvernementale est reproduite dans le cercle familial où les parents cherchent la sécurité et le contrôle. Selon M. Uy, ce phénomène se greffe à la tradition familiale vietnamienne sans en faire partie et impose une chape de silence qui enferme toute une partie de la société vietnamienne. Les premiers touchés dans un tel contexte sont évidemment ceux qui ont tout à perdre : les populations les plus pauvres du pays.

Face à ces besoins urgents, le constat de M. Uy est sévère ! Selon lui, il n’existe pas plus d’une dizaine de professionnels sérieux au Vietnam. « La plupart des praticiens vietnamiens lisent le dernier livre en vogue et cela leur suffit pour se proclamer experts ! » déplore M. Uy qui ne ménage pas sa virulence à l’égard de ses collègues. Seuls ceux qui, comme lui, se sont formés au contact d’étrangers, ont une compétence certaine. Car le problème provient directement de l’université. Les enseignants relaient une vision désuète de la psychologie et ne connaissent pas l’importance de la thérapie. Ils ne fournissent que les bases théoriques qui permettent de poser un diagnostic mais aucune méthode d’accompagnement.

Le statut même des psychologues est ambigu au Vietnam. Ils partagent avec médecins et psychiatres l’appellation « bac sy » qui signifie docteur, et sont perçus comme des soignants. Ils se satisfont d’une consultation unique au cours de laquelle ils délivrent un diagnostic et sa résolution théorique sans accompagnement personnalisé. Un mode de fonctionnement unilatéral qui n’autorise aucun travail en profondeur sous forme de thérapie et s’inscrit dans la tradition millénaire de la culture vietnamienne qu’on retrouve dans de nombreux secteurs, comme l’éducation ou la vie politique, dans lesquels l’autorité est indiscutable.

Un homme de conviction

M. Uy revendique un tout autre système : « À l’école, le professeur parle, parle, parle, sans autoriser la moindre intervention de la part de sa classe ni se soucier de l’évolution de chacun. En psychologie nous devrions faire exactement l’inverse ». L’objectif est de rompre avec le système qui s’est installé en proposant une autre pratique de la psychologie, basée sur l’écoute, l’empathie et le partage. Pour y parvenir, le psychologue a choisi une approche différente dans son cabinet. Grâce à ce que l’on appelle en France l’écoute active, le psychologue se forme aux enjeux propres à la société vietnamienne qui ne sont pas enseignés à l’université.

Mais pour être juste, il ne faut pas seulement blâmer le manque de professionnalisme des psychologues. La profonde méconnaissance de la population qui souvent n’a jamais entendu parler de psychologie ou, au mieux, ne sait pas à quoi s’attendre lors d’une consultation, est aussi en cause. Certes, il y a encore quelques décennies, cette méconnaissance de la psychologie était commune à toute l’Asie mais certains pays ont su rapidement combler leur retard comme les Philippines, Singapour, l’Indonésie ou la Malaisie. Ils proposent aujourd’hui des formations universitaires de qualité. Tous les psychologues vietnamiens sérieux y ont étudié ou, comme M. Uy, ont appris auprès d’étrangers venus pratiquer au Vietnam. La plupart des autres praticiens n’ont ni la curiosité de s’intéresser aux approches étrangères ni même le regard critique nécessaire sur la faiblesse de leur propre pratique. Une double paralysie qui s’entretient et qui empêche le développement de la psychologie. Elle serait pourtant salutaire dans un pays où les institutions sont omniprésentes et pèsent sur la population.

Alors que nombre de ses collègues cherchent aujourd’hui la renommée sur internet et à la télévision dans un Vietnam hyperconnecté, M. Uy se focalise sur l’urgence de faire progresser sa discipline dans son pays et d’aider la jeunesse vietnamienne. « Au Vietnam une personne réussit et s’enrichit en disant aux gens ce qu’ils veulent entendre. Aujourd’hui j’ai 43 ans, et quand je suis invité à la télévision, je les préviens que je ne renierai pas mes convictions. Je suis fier d’être rigoureusement scientifique et ne sacrifierai pas l’éthique pour la renommée », affirme-t-il avec fermeté.

Mais le psychologue ne se contente pas de discours. Loin des caméras, il aide des enfants qui n’ont personne à qui parler – voire qui parfois n’ont jamais appris à parler.

Les premiers touchés par ces problèmes de construction personnelle sont ceux qui ont tout à perdre
Les premiers touchés par ces problèmes de construction personnelle sont ceux qui ont tout à perdre

« Notre objectif est d’autonomiser ces enfants. On se rend bien compte de l’emprise de la famille qui les musèle lorsqu’on parle avec eux.

Quand on leur demande s’ils ont un rêve, ils ne disent pas qu’ils n’en ont pas. C’est bien plus profond que cela : ils ne comprennent pas le sens de la question.

Leur horizon est totalement bouché. » Plusieurs fois par an, M. Uy forme les responsables locaux de l’association Enfants du Mékong pour les aider à avoir une meilleure approche de la jeunesse auprès de laquelle ils interviennent.

Souvent, certains blocages psychologiques valent à ces jeunes la réputation de paresse ou d’apathie. « C’est vrai qu’ils n’ont pas le sens des responsabilités. Mais est-ce leur faute ? Dans la vie quotidienne, leur pouvoir décisionnel est minime : la prise de décision est toujours accaparée par la génération du dessus et rares sont ceux qui sont en mesure réelle de prendre leur destin en main », explique patiemment M. Uy. Pour lui, la solution se trouve presque toujours du côté de l’écoute : « Il faut écouter ces jeunes pour leur permettre de découvrir leur autonomie et enrayer la fuite de la responsabilisation. La prise de conscience de soi résoudrait de très nombreux maux de la société vietnamienne », assure M. Uy.

Une autre approche

En 2017, M. Uy et ses collègues ont fondé l’Association de la Psychothérapie Vietnamienne qui regroupe cliniciens, psychiatres, thérapeutes et assistants sociaux. Son objectif est de structurer la pratique professionnelle en concevant un code d’éthique et des critères d’exercice, puisqu’il n’y existe pas d’organisme officiel : « En Thaïlande, la psychologie est également peu développée mais au moins l’exercice est protégé par une licence. Au Vietnam, n’importe qui peut se dire psychologue ! » Parallèlement à son cabinet, M. Uy propose des formations à la thérapie accessible à tous, avec ou sans bagage académique. « S’ils veulent devenir professionnels, ils doivent suivre une formation de 6 mois. Nous leur donnons simplement l’approche générale et les compétences pratiques : comment faire preuve d’empathie, comment écouter… » explique-t-il.

Aujourd'hui au Vietnam, l'individu, la famille et la société se confondent
Une chape de silence enferme toute une partie de la société. Les plus pauvres sont les premiers touchés.

En plus des bénévoles d’Enfants du Mékong, il forme également des instructeurs dans quatre écoles professionnelles des Salésiens de Don Bosco. Enfin, il organise chaque mois des « psycafés » ouverts au public pour partager l’actualité dans le domaine de la psychologie, autour d’interventions et de discussions. Patiemment, en multipliant les initiatives, M. Uy tente de faire évoluer les mentalités. La tâche est immense mais peut-être sera-t-il un jour épaulé par tous les jeunes à qui il a permis de sortir du silence et de prendre en main leur propre existence.

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