Santé et scolarité dans l’État Karen : les défis de l’autonomie

Connue du monde entier pour sa guérilla qui fut, jusqu’au  cessez-le-feu de 2012, la plus longue guerre civile en cours, l’ethnie karen vit aujourd’hui une période de transition complexe. Au cœur de l’État karen, les villageois tentent de se réorganiser pour vivre le nouveau défi de la paix.

Texte et photos : Antoine Besson

Poe Ta Hay dévoile dans un grand sourire quelques chicots rougis par le bétel qu’il mastique depuis le début de la journée. Assis sur ses talons, il fait une pause au milieu de la jungle. Au cœur de l’État karen dans le Sud-Est de la Birmanie, de nombreux villages demeurent encore à l’écart de toute route. On y accède par des pistes qui traversent la jungle ou par des rivières. Même les motos ne peuvent se frayer un chemin sur ces pentes escarpées à flanc de montagne et la plupart des villageois doivent marcher de longues heures comme Poe Ta Hay pour passer d’un village à l’autre.

Le rêve de Kawthoolei

Un océan de brume cache le fond de la vallée
Un océan de brume cache le fond de la vallée

Poe Ta Hay a quitté Toe Thay Dern, son village, le matin même. « Kawthoolei est le nom karen de notre État, explique-t-il en mâchonnant sa chique. C’est la KNU [L’Union nationale karen, organisation politique issue de l’Armée karen de libération nationale, la KNLA, ndlr] qui dirige cette partie du territoire. » L’État karen fait actuellement figure d’exception au sein de la Birmanie. Le territoire a longtemps été l’enjeu d’une guerre civile meurtrière qui a totalement transformé l’organisation politique locale et les mentalités. Considérée à la fin du XXe siècle comme la plus longue guerre en cours, la guérilla karen s’est achevée en 2012 par un accord de cessez-le-feu historique qui concédait aux Karen une autonomie politique sur la plupart des zones rurales de l’État. Le gouvernement et l’armée birmane conservent, quant à eux, la gestion des grands axes routiers et des infrastructures essentiels pour les échanges transfrontaliers avec la Thaïlande. Un État dans l’État est né en 2012 et le rêve de Kawthoolei a vu le jour.

Arrivé au sommet de la montagne qui surplombe la province de Hpapun (Mutraw, en langue karen) et sépare les villages de Toe Thay Dern et Lay Nar Dern, Poe Ta Hay montre un océan végétal. Une brume dérobe à la vue le fond des vallées. Difficile d’imaginer la vie sous cette canopée. Pourtant, ici et là, des êtres vivants ont laissé des traces. Une mare de boue séchée délaissée par les buffles, des excréments d’éléphants et des emballages en plastique. La jungle vivante abrite les allées et venues régulières des hommes et des bêtes.

Scolariser et soigner

Dans cet environnement de verdure, les relations sont la clef. Les villageois le savent depuis toujours et cultivent leurs réseaux. À Lay Nar Dern, Poe Ta Hay est accueilli à bras ouverts. Il connaît presque tout le monde dans ce village d’une vingtaine de familles, situé pourtant à 6 heures de marche du sien. Logé par un ancien, il explique :« J’ai l’habitude d’aller de villages en villages pour visiter les écoles. » Poe Ta Hay travaille dans un dispensaire près de la frontière thaïlandaise. Il est en outre chargé de coordonner le réseau d’écoles communautaires (CSP) monté par Eh Thwa Bor pour garantir l’accès à la scolarisation aux enfants des villages isolés [cf encadré ci-dessous]. Depuis plusieurs années, la KNU prend peu à peu le relai, organise la vie dans l’État et ouvre à son tour des écoles dans les villages. « Nous devons tous travailler ensemble, confie Eh Thwa. C’est la clef pour réussir. J’accepte volontiers la tutelle des dirigeants de la KNU, si cela permet à plus d’enfants d’aller à l’école. »

Petit enfant karen et sa mère
Petit enfant karen et sa mère
Eh Thwa Bor
Eh Thwa Bor Responsable de programme Enfants du Mékong en Birmanie

Depuis 2001, cette Karen, originaire de Hpapun et deuxième d’une fratrie de 5 enfants, consacre tout son temps libre et son énergie à créer et financer de petites écoles communautaires au sein des villages karen que le gouvernement central a délaissés. « À l’époque, beaucoup d’enfants fuyaient la guerre et trouvaient refuge dans la forêt. Parfois même ils y vivaient, explique-t-elle simplement pour justifier son action. Il n’y avait rien pour eux dans cet environnement hostile. Il fallait bien que quelqu’un fît quelque chose. » Aujourd’hui, Eh Thwa est à la tête d’un programme de 33 écoles communautaires. En tout, ce sont plus de 3 000 enfants qui peuvent être scolarisés grâce à son réseau de 180 professeurs disséminés à travers tout l’État karen.

L’autonomie n’est pas une affaire simple quand il s’agit de gouverner des îlots villageois dans un océan sylvestre. Il faut tout organiser. L’école évidemment, mais les hôpitaux aussi. Nyunt Win, croisé à Lay Nar Dern à l’arrière d’une moto, est chargé de mettre en place l’aide médicale dans toute la province de Hpapun. Il coordonne l’action de 19 dispensaires principalement équipés pour faire face à la malaria, la dysenterie ou aux crises de diarrhées aigües chez les villageois : « Heureusement les cas se font de plus en plus rares. Depuis 10 ans, nous sommes pratiquement venus à bout de ces maladies. »

Une administration bénévole

Nyunt Win et sa fille
Nyunt Win et sa fille

Nyunt Win parle vite. On le sent pressé. Sa responsabilité est énorme et pourtant il n’est pas payé pour ce qu’il fait. La KNU l’indemnise en sacs de riz : de quoi subvenir aux besoins primaires de sa famille sans plus. Depuis longtemps l’engagement politique au sein de la KNU est vécu comme un engagement patriotique au même titre que l’engagement militaire. La plupart des responsabilités exercées au sein de l’État karen reposent sur la base du bénévolat : les hommes qui pourraient aider la communauté sont repérés au sein des villages et appelés à servir. « On m’a demandé si je voulais bien servir la KNU. J’ai accepté et on m’a envoyé me former au camp de réfugiés de Mae La en Thaïlande. Là-bas j’ai pu suivre une formation d’aide-soignant au centre médical de Mae To avant de revenir ici. J’ai d’abord été responsable d’un dispensaire avant de coordonner l’ensemble des services de santé de la province. » Une radio CB crache quelques mots à l’intérieur de la maison. Nyunt Win s’interrompt pour y répondre. Sa fille joue un peu plus loin avec un téléphone portable mais le réseau ne couvre pas l’ensemble du territoire et les ondes courtes sont encore le meilleur moyen de communiquer dans la région. Sur le sommet des montagnes environnantes et dans les villages, il n’est cependant pas rare de voir des jeunes accaparés par l’écran de téléphones alimentés par quelques batteries solaires sommaires. Internet a depuis un certain temps déjà fait une entrée remarquée sur le territoire et même si le réseau n’est pas encore venu à bout des irrégularités du terrain, les villages sont de mieux en mieux connectés pour le meilleur et pour le pire.

Les stigmates du passé

Il reste sur le territoire karen de nombreuses mines antipersonnelles
Il reste sur le territoire karen de nombreuses mines antipersonnelles

En réponse à l’appel radio, Nyunt Win part visiter un atelier de prothèses dans le camp militaire de Day Bu Noh. L’autonomie signifie certes préparer l’avenir en misant sur l’éducation et la santé, mais il s’agit aussi de soigner les blessures du passé. Après plus d’un demi-siècle de guerre civile, le territoire n’est pas indemne. Il reste encore de nombreuses zones dangereuses notamment à cause des mines antipersonnel utilisées par les deux camps. Les histoires ne manquent pas de paysans partis un matin travailler dans leurs champs et qui ont sauté sur une mine au détour d’un chemin. C’est souvent la principale crainte qui empêche les réfugiés en Thaïlande de rentrer chez eux. Ici, en Birmanie, les villageois voient les choses différemment. Ce n’est qu’une prolongation de l’état de guerre : en réalité et malgré le cessez-le-feu signé en 2012, rien n’est réglé. Des années de guérilla ont façonné la vision que les Karen ont de leur propre identité politique : une identité par opposition. Lay Hay a combattu pour la KNLA pendant 14 ans. Il a quitté l’armée en 1995 mais depuis plus d’un an, son fils de 19 ans est, lui aussi, engagé dans la KNLA. « Nous ne sommes pas encore libres, explique-t-il. Car les deux armées se préparent encore pour la guerre. Nous avons signé un cessez-le-feu mais pas encore la paix ! Il y a toujours des endroits où l’on se bat dans l’État karen comme à Ler Mu Plaw ou Kyaw Mu Plaw [voir question ci-dessous]. » Cette tension constante qui empêche les villageois de croire à la paix est peut-être le principal obstacle au projet d’autonomie de la KNU. Car pour construire un vrai projet politique, il faut du temps. L’autonomie gagnée par la KNU n’est que provisoire aux yeux des villageois comme Lay Hay. Rares sont les Karens qui croient à la paix dans les villages reculés de la province de Hpapun. L’armée sillonne le territoire et quand, au détour d’une conversation, un villageois évoque les Birmans, il parle des « ennemis ». Encore aujourd’hui chaque famille doit donner à la KNLA un fils pour se battre. Souvent ce sont les parents qui choisissent lequel de leurs enfants ira combattre, un choix qui semble rarement vécu comme une souffrance mais plutôt comme une nécessité : « L’État karen est notre terre et nous devons la contrôler par nous-mêmes. Nous devons donc la contrôler avec nos fils ! » tente d’expliquer Lay Hay.

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La paix ou la fuite

Jeune Karen
Jeune Karen

La résignation n’empêche pourtant pas la peur. La stabilité actuelle et les évolutions politiques de la Birmanie ne changent rien : Lay Hay, comme tous les autres villageois, a peur de l’avenir. Les Karen sont persuadés d’avoir gagné une bataille mais l’issue de la guerre leur semble encore inconnue. Malheureusement, la militarisation de l’État karen par le Tatmadaw – l’armée birmane – et la violation du cessez-le-feu en mars dernier semblent leur donner raison. Cependant, Lay Hay insiste : « Les Karen veulent la paix : c’est toujours mieux de ne pas avoir de guerre ! » Puis dans un sourire rouge de bétel, il ajoute comme embarrassé par l’évidence qu’il s’apprête à dire : « Parce que s’il devait y avoir la guerre, nous devrions fuir à nouveau. »

Vous aussi vous pouvez aider les enfants réfugiés à aller à l'école :

Cet article est extrait du magazine Asie Reportages, trimestriel édité par Enfants du Mékong pour découvrir l’actualité sociale, politique et culturelle des pays d’action d’Enfants du Mékong. Si ce reportage vous a plu, n’hésitez pas à vous abonner !

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Anne Monmoton
Anne Monmoton Responsable Birmanie