« Un espace pour se donner ! »

Ce temps en Asie a irrigué tout ce qui est venu ensuite et a révélé ce qui avait été semé. J’étais jeune quand je suis partie, j’ai eu 25 ans au Cambodge. Le thème de la mission m’a beaucoup marquée. Nous sommes tous appelés à porter du fruit avec notre singularité, avec ce qui a été déposé en nous. Pour moi, la mission dépasse la vocation professionnelle : c’est vraiment la manière singulière que j’ai d’être au monde, de donner… Ça peut prendre de multiples formes.

C’est comme cela qu’est né pour moi ce projet d’Isha-formation. Il y a eu une convergence entre le désir et l’appel. J’étais à l’écoute de ce que le désir me donnait comme informations sur moi : Qu’est ce qui me fait vibrer ? Qu’est ce qui me rend vivante ? Qu’est ce qui fait que je me sens à ma place ? Que j’ai de la valeur ? Et en même temps de l’autre côté, l’appel.

Quand on est appelé à faire quelque chose, il y a des portes qui se ferment et d’autres qui s’ouvrent. Il faut être attentif à ce qui se passe dans notre environnement. Parfois on s’acharne sur un travail, un appel, un engagement qu’on a pris, et finalement ça commence à se refermer, à devenir une branche morte…. Il est probablement temps d’aller ailleurs. A l’inverse, il peut y avoir des appels, des engagements, des personnes qui vous demandent d’intervenir sur tel ou tel sujet et qui confirment ce désir. C’est exactement ce qui s’est passé dans mon cas.

En rentrant du Cambodge, j’avais cette intime conviction que j’aimais transmettre et que je devais m’investir dans le domaine de l’éducation. J’ai commencé à travailler dans une association d’égalité des chances dans laquelle j’avais monté un parcours d’orientation. J’avais également entrepris en parallèle un parcours sur la féminité et l’estime de soi dans un patronage que j’ai dû confier à d’autres car je n’avais pas le temps de tout faire.

Quelques temps plus tard, je suis arrivée à une impasse dans mon travail que j’aimais beaucoup pourtant. C’est par une succession d’appels (celui d’un éditeur pour un essai sur la féminité, celui d’éducateurs et de femmes) que j’ai été conduite à réembrasser ce thème de la féminité et à m’y consacrer. J’ai compris qu’une porte se fermait et qu’une autre s’ouvrait. J’ai quitté mon emploi et j’ai décidé de me vouer à plein temps à ce sujet des femmes. Une vraie convergence entre le désir et l’appel. C’était en moi mais sans ces propositions, cela aurait été plus difficile. Il faut être attentif aux signaux extérieurs et se rendre disponible.

Tout d’abord, je pense que le don est constitutif de l’être humain. Nous sommes faits pour le don et la relation. Il y a une sécheresse de l’être quand il n’a pas de lieu et d’espace pour se donner. Regardez par exemple l’expérience de l’Arche de Jean Vannier. Non seulement ces lieux de vie partagés rendent leur dignité aux personnes en situation de handicap, mais ils leur donnent aussi la possibilité de se donner eux-mêmes. Je pense à l’exemple d’un garçon polyhandicapé qui adorait mettre le couvert. Il faisait tomber la moitié des assiettes à chaque fois car il s’enthousiasmait, mais le laisser participer, c’est aussi lui rendre sa dignité.

Quand on ne donne pas, on s’assèche. Autour de moi, je vois des personnes blessées qui, même si elles sont remplies de trésors, ont beaucoup de mal à se donner. Elles ont peur du manque… Je vois à quel point ça peut être un vrai handicap de ne pas avoir d’espace, de lieu où on nous laisse la possibilité de nous donner, où l’on nous fait confiance. Le don ne peut donc pas être quelque chose d’égoïste. Dans le don et la relation, il n’y a rien de calculé. Tu ne sais pas ce que tu vas recevoir. Il y a une part d’abandon où tu donnes ce que tu es.

Sans compter qu’en Asie, nous autres, Occidentaux, arrivons avec toutes nos maladresses. Je caricature mais j’aime bien dire que nous sommes dans la tête, alors qu’en Asie, ils sont dans le cœur, avec ce que cela suppose d’inconvénients et d’avantages pour les deux modes de fonctionnement.

Mais c’est la beauté de la rencontre : on apprend à s’inspirer les uns des autres. Les filles dans mon foyer étaient hypersensibles, elles sentaient quand je passais par des phases de désolation, de fatigue, d’épuisement, de tristesse. Elles avaient alors de petites attentions pour moi comme des petits mots sous la porte. Mais quand elles n’allaient pas bien, elles avaient beaucoup de mal à mettre des mots sur cette émotion. J’ai appris à me laisser aimer par les filles, me laisser soigner ; et dans les moments où elles étaient enfermées dans leurs émotions, je les ai aidées à formuler ce qu’elles portaient en elles pour mieux vivre cette grande sensibilité qui était la leur. Un échange se faisait naturellement. Une inspiration mutuelle.

Le don ce n’est pas « je donne à Antoine et Antoine me rend ». Au contraire c’est une dynamique de vie bien plus ouverte sur l’extérieur : je peux donner quelque chose à Antoine, et Antoine va le donner à Adélaïde et Adélaïde va le donner à Chung et ça va circuler, ça va être transformé, et ce sera reçu. Il y a une digestion dans le don.

C’est important pour ne pas aller à l’épuisement, de savoir que nous ne sommes pas des canaux « je reçois, je redonne ». Il ne s’agit pas d’un relai mais d’une réelle appropriation. Nous sommes des entonnoirs : Je reçois, je goûte, j’intériorise, je transforme ce que je reçois et, ensuite je peux le redonner ! J’aime beaucoup cette phrase de Bernard de Clairvaux « Nous sommes des vasques, nous ne pouvons donner que ce qui déborde », ça suppose d’avoir la capacité de recevoir et de se laisser remplir pour pouvoir donner.

Maurice Zundel, un prêtre suisse, mystique du 20^e siècle, a beaucoup réfléchi sur le don. Il dit que « Dieu est pauvreté ». Récemment j’ai lu un petit texte de lui sur la question de la propriété qui m’a beaucoup nourrie. Il y disait « la propriété est l’espace de sécurité nécessaire pour pouvoir créer nous-mêmes un espace de générosité ». La propriété n’est pas seulement matérielle, elle peut être affective, c’est-à-dire avoir une sécurité au niveau affectif. Dans une association comme Enfants du Mékong, notre travail est de donner un espace de sécurité matérielle, comme le parrainage, à ces familles pour qu’elles aient de quoi nourrir leurs enfants. Cet espace de sécurité va leur permettre, à leur tour, de devenir généreux et de pouvoir accueillir.

Il faut distinguer la pauvreté et la misère. La misère dénature l’être humain, elle ne lui permet pas de développer une vie intérieure parce qu’il est acculé à la survie en permanence. La pauvreté c’est ne pas retenir les choses, ne pas être agrippé à ses biens, ne pas se laisser posséder par ce qu’on possède… Il y a de multiples façons d’être pauvres. Quand on vit dans la misère, il y a un minimum de sécurité au niveau affectif et matériel dont on a besoin pour pouvoir vraiment se donner. C’est ce que font les associations sur le terrain – apporter ce minimum de sécurité matérielle pour que ces personnes-là puissent elles-mêmes devenir espace de générosité.

Ce que j’essaie de proposer comme espace aux femmes, dans les sessions notamment, c’est de réfléchir à la façon d’épanouir mon don dans une vraie liberté. Je ne crois pas à la morale qui impose la générosité a coup d’affirmations comme « parce qu’il faut, parce que je dois, parce que c’est bien, parce que c’est moral ». Au contraire, je pense que tout ce qui est trop moral est asséchant, parce que ça nie notre liberté. Je travaille beaucoup sur l’être, plus que sur le faire et l’avoir. Je ne vais évidemment pas accompagner de la même façon des personnalités différentes.

Pour pouvoir profondément se donner, il faut avoir conscience aussi de ce qui nous ressource. Je crois beaucoup à cette dimension de la vie intérieure. C’est dans l’écoute de soi que l’on apprend où l’on doit vraiment être. Moi j’aime beaucoup parler de sujets profonds, me nourrir de spiritualité, de philosophie, parler de ces sujets là… mais si je n’ai pas de moments de légèreté dans la semaine, ça devient trop lourd. J’en ai conscience et je fais en sorte de trouver un peu de légèreté, que ce soit partager un bon moment avec des amis ou aller à un cours de danse.

Jean Vannier disait

« Nous devons être reposés, unifiés, paisibles, conscients des besoins de notre corps, de notre cœur, de notre esprit. S’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie et bien ne donnons pas des vies épuisées, tendues et pleine d’agressivité. Donnons plutôt des vies pleines de joie ! »