Survivre et servir, le destin de Linthy

Né au cœur des bouleversements qui ont refaçonné le Laos durant la seconde partie du XXe siècle, Linthy Seneyavong a survécu au pire. Faute de pouvoir fuir son pays en  guerre, il a dû faire face et est ainsi devenu un modèle de stabilité pour les siens et toute sa communauté.

Texte et photos : Jean-Marc Oswald

« Lorsque je me souviens d’où je suis parti, je n’aurais jamais imaginé en arriver là aujourd’hui » Grand de taille, Linthy Seneyavong, jeune retraité de 64 ans et père de six enfants, a un visage sérieux qu’il cache souvent derrière des lunettes de soleil. Ses yeux s’illuminent cependant dès qu’on engage la conversation. Son charisme, souligné par une bonté rayonnante, a conduit à ce que lui soit confiée la présidence de la première association de laïcs au service de l’Église Catholique du Laos. C’est dans une des salles annexes de la cathédrale de Vientiane – la seule des dix-sept églises que comptait la capitale du Laos avant 1975 à avoir échappé à la nationalisation – que la Société Saint-Vincent-de- Paul (SSVP), faute de bureau ad hoc aujourd’hui, a laissé ses cartons au milieu desquels Linthy raconte son histoire.

L’histoire d’une vie

Une histoire étroitement liée à celle du Laos contemporain : Linthy est né à la fin de l’année 1954 au nord-est du pays, dans la province de Xiengkouan proche du Vietnam. Quelques mois plus tôt la France perdait la bataille décisive de Dien Bien Phu non loin de là et, avec elle, ses colonies d’Extrême-Orient. La région est accidentée et les habitants de son village doivent cultiver le riz sur brûlis à flanc de montagne, culture moins productive qu’en rizière. « Mes parents étaient très pauvres et la vie difficile ». Ils perdent une première fille en bas âge, faute de médicaments. Linthy, qui est le deuxième, devient l’aîné de cinq enfants. Sa famille appartient à l’ethnie Thaï Daeng ou Thaï rouge, l’une des branches du peuple Lao-Thaï.

Réfuigé dans son propre pays

Très vite le Laos et ses habitants à la douceur légendaire se trouvent pris dans les répercussions des guerres d’Indochine. Alors qu’il n’a que 3 ans, ses parents décident de quitter leur village d’origine et de se séparer du reste de leur famille pour fuir le conflit qui s’amorce. L’armée nord-vietnamienne fait des incursions régulières pour soutenir le Pathet Lao, communistes laotiens qui se sont installés dans des grottes de la province voisine de Huaphan. Fort de ce soutien stratégique, ceux-ci gagnent du terrain et, en 1962, la famille de Linthy doit fuir à nouveau et se cacher dans la montagne. Ils partagent leur quotidien avec des Hmong, ethnie dont les membres se sont le plus farouchement battus contre les communistes sous la direction de leur célèbre et énergique chef : le général Vang Pao.

Jèk et Boumi
Jèk et Boumi, deux jeunes soutenus par Linthy et Enfants du Mékong

Fuir la guerre

Pour Linthy et ses compagnons d’infortune, c’est l’enfer des bombardements qui commence. « Nous devions nous cacher dans des grottes » pendant que la terre s’embrasait. Au cœur du conflit, leur zone change régulièrement de contrôle : « Un jour ce sont les soldats communistes qui arrivent, un autre ceux de Vang Pao ». Son père choisit de s’engager comme soldat et de rejoindre le général rebelle. Au souvenir de Vang Pao, Linthy s’amuse : « Je me souviens qu’un jour il m’a donné 500 kips… Et plus tard, j’ai même été invité à son mariage lorsqu’il a pris une septième épouse ! » En 1967, le conflit s’intensifiant, la famille de Linthy se déplace à nouveau plus au sud dans les environs de Xaysomboun. « Mon père avait des problèmes de vue et a dû quitter l’armée. » Sans revenu fixe, leur situation économique s’aggrave. C’est alors que son destin bascule : « À 12 ans, je ne connaissais que la guerre et la fuite ; jamais je n’avais mis les pieds dans une école ! ». Dans la famille, seul son père sait lire. Un prêtre catholique américain qui côtoie les déplacés et aide sa famille, leur propose alors d’emmener Linthy à Vientiane pour le scolariser. À l’évocation de ce missionnaire, dont il préfère encore taire le nom, le ton de Linthy se fait respectueux.

Linthy, responsable de programme d'Enfants du Mékong
Linthy Responsable de programmes Enfants du Mékong au Laos

« À 12 ans, je ne connaissais que la guerre et la fuite ; jamais je n’avais mis les pieds dans une école ! »

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La vie de foyer

Laissant alors ses parents et ses petits frères et sœurs, le garçon découvre une capitale qui vit encore dans le calme et semble loin du conflit. Un an après, sa famille devra quitter Xaysomboun à son tour et s’installer avec d’autres réfugiés dans la région de Vientiane. Linthy pourra les revoir régulièrement. Il entre au pensionnat de l’école Notre-Dame, dirigée par des prêtres français et laotiens. Il y apprend à lire et écrire, suit une scolarité accélérée et apprend même le français. Pendant cette période, il bénéficie d’une consultation dentaire par un certain René Péchard, fondateur de l’association Enfants du Mékong, qui aide depuis quelques années les enfants pauvres à Vientiane. Linthy s’anime : « Je me rendais régulièrement au foyer qu’il animait pour profiter des livres et des jeux… J’y ai découvert Tintin ! » En 1970, avec un prêtre français et d’autres jeunes, Linthy fonde un foyer d’étudiants catholiques proche de la ville. Sa petite sœur l’y rejoint vite. Ils sont finalement une vingtaine à vivre dans cette communauté mixte : après les cours, ils travaillent à la rizière qui leur a été confiée, élèvent de la volaille et des poissons afin de se nourrir. « Nous n’avions pas grand-chose, mais le père nous a appris à toujours garder une part pour un plus pauvre que nous lorsque nous prenions les repas. Et tous les dimanches nous organisions une visite dans un village, à l’hôpital ou même en prison. On apportait un peu de nourriture, des vitamines et du paracétamol, car c’étaient les seuls médicaments qu’on trouvait ! » Les valeurs de partage que lui transmettent ce prêtre et cette communauté vont marquer sa vie.

Après la révolution

La maison de monsieur Linthy
La maison de Linthy

En 1975, après la fin officielle des combats, les communistes prennent le pouvoir par étapes dans tout le pays. Linthy a 20 ans et est en deuxième année d’une formation technique en serrurerie, plomberie, charpente métallique. La période qui suit la révolution se déroule dans une torpeur trompeuse : les opposants politiques qui n’ont pu s’exiler sont envoyés par milliers en camps de rééducation dont beaucoup ne reviendront jamais. Tous les Occidentaux doivent quitter le pays. Durant les trois années suivantes, comme des centaines de milliers de Laotiens, les jeunes du foyer traversent le Mékong pour se réfugier en Thaïlande. Linthy souhaite fuir avec les autres. Cependant, à la demande du prêtre français, il a accepté de prêter son nom au titre de propriété du terrain, afin d’éviter sa spoliation par l’État. « Si je quittais le pays, le gouvernement aurait récupéré le lieu et l’aurait transformé en bâtiment public, comme il l’a fait pour les églises. Alors je suis resté, avec ma petite sœur et juste la cuisinière du foyer » que Linthy appelle tendrement sa « mère adoptive ».

Au service des plus pauvres

Malgré les difficultés du quotidien, il est diplômé en 1977 et commence une carrière d’enseignant dans le même collège technique. Il se marie avec Onesy cette année-là. Ses parents et ses autres frères et sœurs sont restés dans un village avec d’autres déplacés. Sur les terrains que les habitants ont bien voulu leur laisser à leur arrivée, leur situation est particulièrement précaire. Il leur propose alors de le rejoindre à Vientiane. Ils s’installent en tout à quatre familles dans le foyer, le terrain dont ils disposent leur offrant une sécurité alimentaire. Leur communauté se retrouve pour des temps de prière et de partage biblique dans le secret. En 1990, il accepte la proposition de l’évêque de Vientiane de travailler à temps plein pour l’Église et arrête son métier d’enseignant. « J’étais à la fois catéchiste, secrétaire et homme à tout faire du diocèse. » Il assumera cette mission pendant dix-sept ans avant de travailler à son compte comme taxi.

Linthy au milieu des filleuls
Linthy au milieu des filleuls

Retraité depuis quelques années, il est sollicité à plusieurs reprises par sœur Jesse, religieuse philippine installée à Vientiane, qui lui demande de l’aide dans sa mission caritative. « Notre difficulté était que les Catholiques étaient peu nombreux et disséminés. On a donc voulu créer un mouvement de bénévoles laïcs qui propose à la fois de se mettre au service des plus pauvres et des temps de ressourcement. » Fédérant un petit groupe en 2014 – qui deviendra officiellement la Société Saint-Vincent-de-Paul (SSVP) de Vientiane en 2017 – ses équipes visitent les familles démunies, les malades, dans les quartiers ouvriers et les villages périphériques de Vientiane où une pauvreté nouvelle s’installe avec l’exode rural.

Le parrainage, un relai naturel

C’est à ce moment-là que Linthy croise les successeurs de René Péchard et découvre que son œuvre se poursuit au Laos. « Je suis moi-même un ‘‘enfant du Mékong’’, alors j’ai accepté de travailler avec eux avec joie ! » Grandissant peu à peu, le nouveau programme compte aujourd’hui seize filleuls des quartiers populaires et périphériques de Vientiane. Le parrainage est un relais naturel à l’action de la SSVP, qui apporte son aide aux enfants pauvres et désireux d’aller à l’école quelle que soit leur religion. Les sollicitations sont nombreuses. Les familles à aider sont choisies en fonction de leur précarité économique et sociale et de leur motivation à scolariser leurs enfants.

Sachant d’où il est parti, Linthy est fier de son parcours. Il sait pourtant combien il a reçu et ce qu’il doit aux autres. Humble, il mentionne systématiquement les proches collaborateurs sur qui il se repose et dont il a su s’entourer. Les autres, les plus pauvres, ce sont eux que Linthy ne cesse de servir.

Anniversaire des 30 ans de la mort de René Péchard
Anniversaire des 30 ans de la mort de René Péchard

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Cet article est extrait du magazine Asie Reportages, trimestriel édité par Enfants du Mékong pour découvrir l’actualité sociale, politique et culturelle des pays d’action d’Enfants du Mékong. Si ce reportage vous a plu, n’hésitez pas à vous abonner !

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Blandine Guyot
Blandine Guyot Chargée de pays Vietnam Contact