Victory Island : Sauvée des eaux ?

Au sud de Samar aux Philippines, Victory Island est un petit paradis de coraux promis à disparaître. Plutôt que de s’angoisser face à la montée des océans, les habitants poursuivent leur vie frugale de pêcheurs amoureux de leur terre.

Texte et photos : Matthieu Delaunay

Tout bien pesé, ce n’est pas très compliqué de gagner une île. Il suffit de ne pas se tromper de bateau. Victory Island se trouve à quelques encablures de la ville de Guiuan, au sud de l’île de Samar, dans l’archipel des Philippines qui en compte plusieurs centaines. La pirogue qui rallie la ville à l’îlot file sur une mer de jade et sous un ciel anthracite. Quarante-cinq minutes de bonheur, les yeux ravis par l’eau alcaline, les cimes verdoyantes des palmiers sur les îles environnantes, et à s’émerveiller de la blancheur du sourire des pêcheurs que l’on croise parfois. À bord, les quatre passagers, assis en file indienne, serrés entre les parois étroites de la coque, les mains accrochées aux haubans de nylon, ne pipent mot. La beauté partagée n’a pas forcément besoin d’être entachée de mots. Au loin, le caillou plat s’élargit à mesure que la proue fend la surface transparente. Le capitaine saute souplement de bord et la nacre du sable amortit son atterrissage. Il faut pousser la barque jusqu’à la petite plage, enfiler ses sandales en vérifiant que son appareil n’a pas pris l’eau et faire ses premiers pas à tâtons, comme un enfant qui se redresse pour la première fois. N’est pas insulaire qui veut.

Arrivés d’une île voisine, de nombreuses personnes viennent faire le plein à Guiuan ©Matthieu Delaunay

La quiétude de l’esthétique

Sur cette langue de terre, sept cent onze habitants se partagent sept mille quatre cent mètres carrés. Cent quarante-quatre familles de pêcheurs semblent vivre en toute quiétude sur cette île promise, selon les experts, à disparaître dans quelques décennies du fait de la montée des eaux. Le capitaine Lorenzo, chef du barangay {quartier traditionnel philippin ndlr}, nous reçoit chez lui comme il a mené sa barque pour venir nous chercher : simplement. Quand on lui demande s’il compte rester encore des années ici en dépit du danger, il balaie d’un revers de la main cette éventualité et ajoute, comme ultime argument à ses propos : « Que ferions-nous à Guiuan ? Ce n’est pas possible de pêcher comme nous le faisons ici. Les zones de pêche sont ouvertes et se trouvent à seulement quelques kilomètres de l’île. Notre vie est ici. » Ici pourtant on gagne peu. Très peu : environ 300 pesos par jour (6 euros), et les consignes de pêche sont strictes : quand le temps est mauvais, le chef du barangay demande aux pêcheurs de ne pas travailler. Lui est né ailleurs mais est arrivé sur l’île en 1972. À l’époque, il n’y avait que 30 maisons. Aujourd’hui, sur Victory Island, les petites familles ont entre trois et quatre enfants et les plus importantes oscillent entre dix et douze. Une semaine avant leur terme, les femmes partent pour Guiuan où elles accouchent avant de revenir sur l’île. « J’aime ma vie ici parce que c’est un paradis et que nous vivons paisiblement. Nous habitons sur l’autoroute des typhons, mais c’est là que je veux finir mes jours. »

Comme partout aux Philippines, on accueille avec le sourire ©Matthieu Delaunay

L’autoroute des typhons

Le 8 novembre 2013, le typhon Yolanda (Haiyan) s’écrasait sur les Philippines. À l’avant-garde, Victory Island. Quand le typhon est passé en catégorie 3 (super-typhon), les habitants ont été évacués vers Salcedo, la ville la plus proche. Au total, on a dénombré un mort et quinze disparus, un bilan relativement faible pour une situation géographique aussi exposée. Ultime couronnement à ce désastre, tous les habitants de l’île ont de surcroit perdu leurs bateaux, privant de source de revenu ces gens de peu.
Sur l’île, il y a une école élémentaire. Pour suivre le reste de ses études (Highschool puis college), il faut se rendre à Guiuan. Les étudiants sont hébergés dans une pension de famille en échange de 500 pesos par mois. Un médecin vient une fois par mois sur l’île pour des consultations générales tandis qu’une sage-femme s’y rend deux fois. La personne la plus âgée de l’île a 87 ans, la plus jeune, doit être nourrisson. « Nous faisons énormément d’enfants ici, surtout l’hiver, quand il fait froid. 40 à 50% des habitants de cette île sont des bambins. Nous pensons que la surpopulation viendra dans les années 2020 : il y aura trop d’habitants sur cette île et il va falloir nous établir ailleurs. » Le chef du barangay, ajoute, sur le ton de la plaisanterie, qu’il envisage de rebaptiser « l’île Victory » en « île Usine à bébés ».
Le régime alimentaire est frugal : poissons pêchés aux abords de l’île, et riz que les habitants font venir de Guiuan deux à trois fois par semaine. Pour améliorer l’ordinaire, c’est vers la ville qu’il faut aller chercher des compléments alimentaires comme la viande, les œufs ou les légumes. Ici, il n’y a pas la place pour élever des poulets. Les seuls volatiles que l’on croise sont des coqs, choyés pour les combats qui peuvent rapporter gros. Ici, rien ne pousse vraiment. Avant Haiyan, une ONG était venue apporter des semences et avait appris aux habitants comment les cultiver, mais les résultats avaient été décevants. Et puis le typhon est venu mettre un point final a ces velléités d’autosuffisance en remplaçant intégralement le sol, recouvert alors essentiellement de mangroves, par un matelas de dizaines de centimètres d’épaisseur de coraux arrachés aux alentours des îles et déposées là. Jadis, le jaune, le bleu et le rouge se côtoyaient au milieu des poissons sous la mer et Teodoro Asunto Remojo senior avait réussi à convaincre un de ses amis américains de venir établir un projet de plongée touristique dans ces eaux. Aujourd’hui, les seuls coraux qui demeurent, sont ceux déposés sur l’île. Plus aucune couleur : seule l’uniformité grise qui donne l’impression de marcher sur un volcan.

Teorodoro et Adelaida posent sur un lit de coraux ©Matthieu Delaunay

Le gris de l’île, la couleur des habitants

Aimée est une étudiante de vingt ans qui parle un anglais parfait tandis qu’elle arpente les moindres recoins de l’île. Elle est en 4ème année de college, en bachelor scientifique et informatique, et sera diplômée, « si tout va bien » dit-elle, en mars prochain. En chemin vers la maison de ses parents, elle explique que, si elle a un niveau d’étude qui est très intéressant, les métiers qui lui sont proposés ne le sont pas vraiment.

Le temps est gris, mais la baignade toujours douce ©Matthieu Delaunay

« Vous terminez vos études avec un excellent niveau en anglais et on vous propose de travailler dans un call center. Même si c’est assez bien payé, ce n’est pas très enthousiasmant ! » Pour autant elle ne sait pas si un jour elle quittera Victory Island, de façon durable s’entend, tant elle est heureuse dans sa vie ici.
Son père, Teodoro est né sur l’île Victory il y a maintenant 50 ans. Il est pêcheur et semble très heureux de son sort. Son logement se dresse fièrement sur la pointe de l’île. Il a été reconstruit tout près de l’endroit où s’élevait son ancienne maison avant le passage du typhon. Une congrégation de religieux lui a offert ses nouveaux murs et la vie à l’intérieur semble aussi paisible qu’à l’extérieur. Adelaida, sa femme, 47 ans, approuve. Elle est née à Guiuan mais se plait énormément ici où elle est professeur pour les tout petits. « Ici, il n’y a pas de pollution. Ni olfactive, ni sonore, ni visuelle dit dans un anglais parfait, cette détentrice d’un bachelor en éducation. Ici, il y a seulement le bruit des vagues et du vent. C’est vraiment un petit paradis. » Un paradis qui ne semble pas du tout être promis à disparaître sous les eaux. À tout le moins, pas pour des esprits libres.