Grand témoin : Donner chair à la grande Histoire des migrations
À l’occasion de la saison Asie au Palais de la Porte Dorée, le Musée national de l’histoire de l’immigration propose une exposition inédite jusqu’au 18 février 2024, consacrée à l’histoire et à la diversité des migrations asiatiques. Entretien avec Simeng Wang, sociologue, chargée de recherche au CNRS, commissaire de l’exposition Immigrations Est et Sud-Est asiatiques depuis 1860, pour qui la connaissance des peuples et des origines a vocation à faire grandir l’humanité de tous.
Texte : Xavier GUIGNARD – Illustrations : Xavier GUIGNARD
Pourquoi faire la part belle dans un musée français à l’immigration du Sud-Est asiatique ? Qu’a-t-elle de spécifique ?
D’abord parce qu’elle est très largement méconnue du grand public ! Nous le savons grâce à un sondage réalisé avant l’ouverture de l’exposition. En fait, ces migrations ont été peu traitées ni mêmes racontées. Pourtant, elles font partie de notre histoire commune. Cette exposition est une première en France et vise à réparer cette omission collective.
Pourquoi cette méconnaissance ?
À cause des stéréotypes dits « positifs » ! On a souvent dit des Asiatiques qu’ils étaient « silencieux », « travailleurs » ou « bons en maths ». Surtout, on constate qu’ils ont une forte volonté de s’intégrer sans faire d’histoires ; on pourrait même dire sans « faire histoire ». Ces clichés participent à une hiérarchisation raciale en France. En plus d’avoir contribué à cette omission, ces stéréotypes dits « positifs » ont des effets pervers sur les personnes concernées. Imaginez le malaise d’un enfant asiatique qui n’aime pas les maths. Plus que d’autres, ces enfants subissent une pression de réussite scolaire, personnelle ou professionnelle. L’enquête REACTAsie (financée par le Défenseur des droits entre 2020 et 2022) a révélé la banalisation de ces discriminations ethno6+-raciales et le faible taux de réaction ou de recours, alors que l’expression du racisme anti-asiatique a atteint son paroxysme durant la pandémie de Covid-19.
« Pour aimer, il faut connaître » disait René Pechard, le fondateur d’Enfants du Mékong…
J’ajouterais que connaître l’autre, c’est une question d’humanité ! Les primo arrivants et descendants d’immigrés sont des citoyens comme les autres, qui participent activement à la vie économique, culturelle ou politique française. L’appréhension, la crainte et la peur de l’autre viennent presque toujours de la méconnaissance. Connaître l’autre et son histoire, c’est partager une humanité commune.
Les migrations d’hier et d’aujourd’hui sont-elles comparables ?
Oui et non. D’un côté, il est maladroit de comparer les réfugiés du Sud-Est asiatique venus dans les années soixante-dix à quatre-vingt-dix avec les réfugiés syriens du XXIe siècle par exemple. Les contextes géopolitiques et historiques sont trop éloignés. Mais de l’autre côté, tout phénomène migratoire partage des racines communes. Dans cette exposition, nous avons décidé de ponctuer le récit avec des histoires individuelles, afin de donner chair à la grande Histoire. Lorsqu’on se situe à l’échelle individuelle ou familiale, la subjectivité entre en ligne de compte. La visite n’est plus qu’intellectuelle ou culturelle mais parle aussi aux sentiments, aux émotions. On redécouvre ainsi que l’humanité est la même pour tous ! Oui, à l’échelle individuelle, les émotions, les désarrois sont les mêmes. Tous ont été obligés de quitter leur pays d’origine, que ce soit pour les réfugiés des années soixante-dix ou quatre-vingt, ou pour les réfugiés d’aujourd’hui. Même si ce ne sont pas les mêmes populations, ce qui reste, c’est notre humanité commune.
À l’image du parrainage, qui relie deux personnes a priori très éloignées, se mobiliser implique donc de faire résonner une humanité commune ?
C’est cela qui nous lie quelle que soit l’origine ethnique de la personne. Et c’est cela qui lie le passé, le présent et le futur. En résumé, si les contextes changent, les individus vivent des choses étrangement proches quand elles entament un parcours migratoire. Mais là encore, pour le comprendre ou le ressentir, il est nécessaire de connaître et d’écouter ces histoires.
Vous insistez sur la transmission, notamment intergénérationnelle, mais celle-ci fait parfois défaut.
Il y a un silence assez répandu chez les primo-arrivants du Sud-Est asiatique, notamment ceux qui ont fui les Khmers rouges, le communisme et la guerre. Richard Rechtman, un anthropologue et psychiatre qui a travaillé et accueilli des patients d’origine cambodgienne, a constaté l’omniprésence du traumatisme psychique après leur immigration en France. Ils ont vécu l’horreur, le déchirement familial…
Vous parlez même de sentiments de culpabilité.
Oui. Ils se sentent coupables d’avoir échappé à ces catastrophes. Et cela peut entraîner un rejet assez fort du pays d’origine. Avec des conséquences sur la génération suivante : la langue asiatique n’est pas toujours transmise, leurs enfants portent souvent des prénoms français… Je me souviens d’un enfant qui avait demandé à ses parents pourquoi ils ne lui avaient pas enseigné le vietnamien. « De toute façon, tu ne vas jamais y retourner », ont-ils répondu. Pour cette génération des primo-arrivants, le retour est inenvisageable.
Quels effets cette non-transmission a-t-elle sur les descendants ?
Il y a une quête de sens, une recherche de racines, notamment quand ces personnes atteignent l’âge adulte ou deviennent elles-mêmes parents. Beaucoup s’interrogent alors : « Que vais-je transmettre à mon enfant ? »
Retourner dans le pays d’origine de ses parents peut-il aider à remédier à cette souffrance ?
Il existe en effet une mobilité dans le sens « inverse », c’est-à-dire des Français d’origine asiatique qui vont s’installer en Asie du SudEst. Cela traduit aussi une quête de soi, une envie de se connaître. Or certains ont également rencontré des discriminations ou du racisme en Asie. Ils pensaient être mal intégrés à la France, cherchaient la part asiatique de leur âme. Mais une fois sur place, le quotidien du pays d’origine de leurs parents leur rappelait qu’ils étaient à mille lieues de la mentalité asiatique. Ils se sentaient finalement très Français.
Alors comment y remédier ?
D’une part, il faut comprendre que ce phénomène n’est pas singulier. Ce n’est pas propre à une famille, c’est un phénomène global, vécu par beaucoup. Il me semble important pour cela de rejoindre une dimension collective : s’engager dans une association, humanitaire ou celles rassemblant des descendants d’immigrés. Il existe aussi aujourd’hui pléthore de matières (film, livres, BD), créées par les personnes concernées, sur ces sujets. D’autre part, on peut passer outre ces souffrances en essayant de se mettre à la place des parents, de comprendre que pour ces derniers, ce n’est pas facile de revenir sur le passé ou le pays d’origine.
Éduquer à la liberté
« Libre de choisir entre migrer ou rester », c’était le titre de la Journée Mondiale du Migrant et du Réfugié cette année, plaçant la liberté au cœur de l’histoire des migrants. Une liberté qui leur est trop souvent volée par les circonstances : la violence de la guerre, les persécutions et discriminations raciales ou ethniques, les confiscations de terre ou l’indigence. Autant de circonstances extérieures qui malmènent leur dignité et viennent contraindre les familles dans leurs choix. Pourtant face à la migration, l’éducation représente un gage de liberté. Certes elle ne protège pas des violences ou de la guerre mais elle est presque toujours un rempart contre la pauvreté. L’instruction donne souvent les moyens d’une vie libre et digne. Elle donne les leviers de résilience pour rebondir sans avoir à migrer quand cela est possible. Elle permet d’espérer et se reconstruire ailleurs lorsque c’est nécessaire. C’est pourquoi le parrainage chez Enfants du Mékong, né il y a plus de soixante ans en Asie du Sud-Est, dans un contexte migratoire et politique complexe, est considéré comme une possibilité de redonner aux enfants et à leurs futures famille les moyens de la liberté et du choix. A.D.
Quels leviers favoriseraient la transmission ?
La nourriture joue un rôle primordial. Les fêtes sont aussi des moments propices à la transmission. Les croyances ou pratiques religieuses ont également leur importance. Finalement, tout le quotidien partagé contribue à ce qu’on appelle la socialisation enfantine, un pilier de la socialisation primaire puis secondaire, et est, à ce titre, une forme de transmission. Et bien sûr une exposition comme celle-ci offre aussi une occasion de remédier à ce silence intergénérationnel. Plusieurs descendants d’immigrés m’ont raconté être venus avec leurs parents ou grands-parents. Cela leur a permis de communiquer sur un sujet difficile. Certains ont retrouvé des objets qu’ils avaient chez eux depuis toujours sans connaître leur histoire. L’exposition a donc un effet de légitimation de ce que leurs parents ont fait. Plusieurs nous ont dit : « Enfin un établissement public qui s’intéresse à nous ». Beaucoup se sentaient oubliés.
Quand on parle de transmission on pense forcément à l’éducation.
Il y a deux intégrateurs clés pour les familles de migrants : le travail (pour les adultes) et l’éducation. Dans les années soixante-dix à quatre-vingt-dix, les enfants de réfugiés ont pu connaître une ascension sociale et un enrichissement économique notamment grâce à la réussite scolaire. En Asie, l’éducation est également un levier important pour le développement. Plus encore qu’en France, l’éducation joue un rôle central dans la mobilité sociale ascendante en Asie. Mais la situation se complexifie en temps de crise. Comment un jeune Birman d’aujourd’hui peut-il aspirer à une vie meilleure ? Dans un contexte de guerre, c’est la sécurité qui prime sur tout autre besoin. Cependant, l’Histoire nous montre qu’en misant sur l’éducation, on est certain de ne pas se tromper.