« On créé le mouvement en marchant. »
Propos recueillis par Matthieu Delaunay
Photos : Antoine Besson
Qu’est-ce qui vous a poussé à embrasser la carrière militaire ?
J’étais un petit garçon timide et trouillard et pourtant j’ai eu très tôt la vocation militaire, car élevé dans le contexte de la guerre de 14 que mon père avait faite comme soldat et ma mère comme infirmière militaire. Je me vois encore petit garçon à vélo dans le bois de Boulogne m’imaginant être chef de peloton. En 1940, l’armée étant vaincue, et moi témoin de l’Exode, je me suis demandé comment réaliser ma vocation et me suis inscrit pour un an dans une prépa aux écoles d’agriculture, me disant que, si je ne pouvais pas être militaire, je serais cultivateur. Et puis j’ai appris que des corniches (classes de préparation à St Cyr) ouvraient et j’y suis entré. C’était à Ginette (Sainte Geneviève), remarquable lieu de formation où j’ai eu la chance de côtoyer des garçons de grande classe. Parmi eux, Élie de Saint Marc
En 1948, vous vous portez volontaire pour partir en Indochine.
J’ai embarqué sur le Pasteur, un paquebot aménagé en transport de troupe. La traversée a duré trois semaines. À l’époque, ça commençait à aller mal au Tonkin. Au sud, en Plaine des Joncs, les Viets étaient chez eux. J’ai été affecté à un régiment de blindés qui avait sous sa responsabilité le secteur des plantations de caoutchouc, les fameuses terres rouges, en Cochinchine.
Des sociétés françaises comme Michelin, voulant profiter du développement de l’automobile à partir de 1920, avaient créé des plantations d’hévéas en défrichant la forêt. Comme ces plantations avaient besoin de main d’œuvre et que les rizières du delta tonkinois ne suffisaient plus à nourrir sa population, elles ont recruté là des travailleurs. Ils sont venus avec leurs familles, occuper des logements préparés pour eux où ils vivaient dans de meilleures conditions qu’au Nord.
Du coup, vous étiez en charge de leur sécurité ?
En avril 1948, j’ai été affecté au kilomètre 113 sur la route de Dalat. C’était une station d’altitude et de villégiature des Français du Vietnam du Sud. C’est là où le 15 mars 1948, les Viets ont organisé une attaque de convoi mémorable. Le camarade en charge de sa protection voyageait avec un vieux héros de la France libre qui a insisté pour que, malgré les craintes, le convoi passe. Ils sont passés, le convoi entier a été anéanti. Sur le plan moral, ce fut une humiliation considérable. J’ai été affecté là trois semaines après.
Quels sont les événements marquants de ce séjour ?
Pour économiser ses effectifs, l’armée française avait décidé de se « jaunir ». La moitié de ses soldats était asiatique. Nous enrôlions des volontaires issus surtout de minorités supposées détester les Vietnamiens. Dans l’une des compagnies de fantassins cambodgiens avec laquelle je marchais, Van était le seul Vietnamien. C’était un peu mon homme de confiance, interprète et pisteur. Il avait 22 ans. Les mois passent, marqués par des attaques, des harcèlements, des morts et des blessés chez nous. Je perds la moitié de la main droite en août 49 en neutralisant une grenade piégée sur la route. Je passe deux mois à l’hôpital à Saigon. Je refuse d’être rapatrié et veux reprendre mon poste. Cette décision a d’ailleurs été déterminante pour la suite de ma vie.
Le 25 janvier 1950 est un jour qui vous a aussi particulièrement marqué.
J’étais revenu comme officier de renseignement et dirigeais un convoi qui allait deux fois par semaine de Do Tieng à Tu Dâu Môt. Il est 4h du soir. Je croise un camarade qui descend en blindé de Do Thieng : « il n’y a rien, tu peux y aller». J’écoute mon camarade et continue ma route. À un moment, je suis pris aux tripes et me dis « ils sont là ». Je fais tirer les blindés là où mon instinct me porte. Ils étaient là.
Et ce jour-là, Van vous a sauvé la vie.
Une mitrailleuse nous tire dessus et me manque. A la jumelle, je cherche son emplacement. Van sort d’un bond du fossé où il était couché, se plante devant moi et pointe son doigt en direction de l’arme. Elle tire et Van est touché par la rafale qui m’était destinée. Je traine son corps vers le fossé : il est mort en me sauvant la vie. C’est notamment cela qui m’a amené, vingt après, à parrainer chez Enfants du Mékong.
Pouvez-vous nous en dire plus sur quelques enfants que vous avez soutenus ?
Thanh était la fille d’un couple catholique du Sud Vietnam persécuté par les communistes en 1975. Son père était cyclo-pousse et sa mère faisait des ménages. Pendant quelques temps nous avons envoyé de l’argent à Thanh sans bien la connaitre. Puis, elle a appris l’anglais. Très vite alors nous avons pu correspondre. Elle nous racontait sa vie, son école, ses difficultés. Après ses études secondaires, elle a suivi des cours d’informatique à l’Université. Je me souviens encore des bulletins de notes qu’elle nous envoyait : mathématiques : 18, physique : 19, informatique : 17, marxisme-léninisme : 8. (Sic !) Elle a passé ses examens brillamment et a été nommée ingénieur en informatique. Elle a ensuite été embauchée par l’équivalent d’EDF au Vietnam. Aujourd’hui nous soutenons Ellen, dix-huit ans, la fille de cultivateurs très pauvres sur l’île de Mindanao aux Philippines.
Votre carrière a été brillante. Pour vous, l’éducation, qu’est-ce que c’est ?
C’est prendre en charge un enfant et le faire grandir dans tous les domaines. Je regrette que trop de parents français se focalisent sur les résultats scolaires de leur progéniture. Ils négligent, ce faisant, de développer une partie de ce qui constitue une femme ou un homme : un corps, un esprit, un cœur, une intelligence, une volonté et un caractère. Chaque personnalité repose sur l’équilibre entre ces facteurs, le cœur et le caractère ayant priorité à mes yeux, notamment l’aptitude à s’engager et à dire éventuellement non.
Comment cultiver son indépendance d’esprit quand on est militaire ?
Partout, il est possible d’en faire preuve à condition d’oser, pour le bon motif. De Gaulle a ainsi délibérément choisi en juin 1940 de désobéir aux règles de la discipline militaire. Je n’ai pas connu de semblable situation mais j’ai quand même donné ma démission en 1983 pour exprimer mon désaccord avec la politique de défense de l’époque. Je souffre de l’absence de caractère de beaucoup de nos contemporains et notamment de la soumission au mimétisme de trop de jeunes d’aujourd’hui. Certes, les anciens ont tendance à trouver que c’était mieux de leur temps, mais aujourd’hui, l’Iphone et Internet multiplient les tentations de faire comme les autres.
Vous vouez un culte à la transmission. Pourquoi ?
N’est-ce pas la loi de la vie ? Chacun d’entre nous est unique mais nous avons des gènes en nous et nous héritons aussi d’un précieux patrimoine immatériel sous forme de traditions à conserver en ce qu’elles ont de bon. Or nous souffrons d’une crise de la transmission. François-Xavier Bellamy, philosophe et maire adjoint de Versailles, a écrit un excellent livre : « les déshérités ». Il y développe l’idée que certains parents d’aujourd’hui se refusent carrément à transmettre car ils ont honte de l’héritage ou s’en désintéressent. Cela dit, je sens que, depuis quelques semaines, le vent tourne, à cet égard aussi.
Notre thématique de l’année 2016 est la joie du don. Qu’est-ce que la joie et le don pour vous ?
Le don pour moi n’est pas seulement l’argent, c’est surtout du temps. Ma petite fille, depuis quelques mois, s’est lancée dans l’alphabétisation d’un jeune immigré. Ce n’est pas rien. Donner de l’argent c’est bien, mais donner de son temps, son intérêt, son intelligence, sa patience c’est bien plus important. Tous ces mal êtres que l’on rencontre disparaîtraient si les personnes qui souffrent donnaient du temps aux autres. S’occuper des autres, est un des remèdes au malheur.
Quand on a la main arrachée par une mine, qu’on voit sa fille de deux ans mourir dans ses bras, comment garder sa joie de vivre ?
Pour moi, c’est d’abord une question de foi. Mon premier geste, le matin, est d’offrir ma journée à Dieu. « Me voici ; je suis surpris à 92 ans, de vivre encore ce jour. Je Te l’offre ! ». Ma joie est d’abord d’ordre spirituel. Et puis, elle fait partie de ma nature !
Comment la cultiver ?
En marchant ! On créé le mouvement en marchant ! Quand j’étais chef d’état major, je me levais tôt et j’allais faire un footing avant de commencer ma journée. Quand j’ai démissionné, je n’ai pas changé cette habitude. En perdant ma main droite à 26 ans, je me suis dit : il faudra faire sans ! J’ai rencontré l’amour humain qui a beaucoup contribué à m’épanouir. Après avoir démissionné, je suis parti avec ma femme changer d’atmosphère pendant trois semaines en Italie. J’ai écrit un premier livre, visité les prisonniers, fondé France-Valeurs et accepté des responsabilités diverses. J’ai vécu une retraite passionnante ! Mais surtout j’ai eu, dans tous les domaines, une chance prodigieuse et je n’en suis pas l’auteur … J’en remercie à chaque instant le Seigneur.
Matthieu Delaunay
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