Mémoires d’outre-ciel

Il y a 30 ans, le 3 octobre 1988, après une énième conférence pour intéresser de nouvelles familles françaises au destin des enfants réfugiés d’Asie, René Péchard s’est couché dans un lit prêté par un enfant de la famille qui le recevait, pour ne jamais s’en relever.

Installé au Laos en 1958 et chassé en 1975, il a consacré toute la fin de sa vie à mener le combat qui lui semblait le plus important pour lui : sauver les enfants qui lui étaient confiés ou qui venaient le trouver. Aujourd’hui cette mission demeure le cœur de l’association Enfants du Mékong, œuvre de secours aux enfants pauvres et souffrants en Asie du Sud-Est. Basé sur les quelques écrits qu’il nous a laissés – René Péchard était un homme d’action et de parole plus que d’écrit – cet entretien fictif dévoile l’âme d’un homme simple et de conviction qui a légué bien plus qu’une œuvre, une philosophie de vie.

Vous étiez dentiste et exerciez à Ventiane, au Laos. C’est là-bas que, bouleversé par la misère des orphelins, vous avez décidé d’agir pour leur éducation et l’accueil des réfugiés en fondant l’ASPL devenu plus tard Enfants du Mékong. D’où vous vient ce souci des plus faibles ?

Mon enfance a été très simple. Mon père a été tué en 1915 aux Eparges, maman a eu bien du mal à m’élever ; c’est à elle que je dois le peu que j’ai fait. Elle me faisait dîner tôt et seul pour que je ne voie pas qu’elle se privait souvent de dîner pour moi ! Je ne le sus que bien plus tard.

Dans nos foyers, nous apprenons à nos jeunes la nécessité et la joie du partage. Ma mère m’a appris cette joie. C’était après la première guerre mondiale. J’avais 6, 8 ou 10 ans … des mendiants se présentaient, ma pauvre mère n’avait pas un sou à leur donner mais la soupière était sur la table. Au lieu de la partager en deux, on la partageait en 3. Ma mère savait par expérience personnelle ce qu’était la faim. Ainsi mes jeunes durent mener une vie de partage.

"Tonton" René et des écoliers
« Tonton » René et des écoliers

Aujourd’hui encore, j’ai remarqué que souvent des jeunes en recherche de travail viennent nous voir et se présentent à 11h30 ou midi. Ils cherchent du travail, mais ils ont aussi bien souvent faim. Une assiette de plus suffit à résoudre une partie des questions.

[…] De même quand il m’a été donné d’aider des femmes seules se débattant dans d’horribles difficultés avec leurs enfants, je pensais à ma mère dont le souvenir m’a fait aller de l’avant en des circonstances difficiles. C’est elle la première qui m’a enseigné la grandeur et l’extrême dignité des plus humbles.

Quelle est la clef de l’œuvre d’éducation que vous avez créée ?

Il faut exiger le meilleur de chacun ! Il faut de temps en temps houspiller un brin les enfants pour qu’ils donnent le maximum de leurs possibilités. Sans cela, on leur ferait sentir qu’ils sont des étrangers, que nous ne les considérons pas comme faisant partie de la famille. Je me fais parfois violence pour les rudoyer, mais il faut qu’ils sachent que je les aime comme mes fils à qui je refuse la médiocrité. »

Nous devons donc être à la fois le père exigeant et la mère douce qui cherchent souvent à comprendre gestes et paroles de l’enfant, de l’adolescent, et, par ce double amour, à le guider avec toute la fermeté mais aussi la discrétion qu’exige cet âge de la puberté, de l’adolescence et même du jeune adulte.

Nous voulons pour chacun d’entre eux le meilleur de ce que nous devinons en eux ; l’éducation est une école d’exigence, nous aimons mais sans faiblesse. C’est la raison d’être d’Enfants du Mékong, une œuvre tournée entièrement vers et pour les enfants.

S’il ne fallait en citer qu’un seul, sur quel principe repose en premier lieu votre œuvre : Enfants du Mékong ?

Je crois que s’il ne fallait garder qu’une seule idée directrice, ce serait l’amour ! C’est l’amour qui nous pousse à agir. Il n’y a rien de simple dans cette réponse car l’amour parfois est difficile. Parfois, c’est même un combat. Il faut qu’ils [nos jeunes] se sentent aimés. Evidemment nous les aimons, sinon notre place ne serait pas ici. Mais se sentent-ils aimés ? Comment leur faire sentir notre amour ? Comment leur faire comprendre que nous sommes bien autres que des « dirigeants qui font leur boulot » ? C’est notre attention à leur égard tout au long de la journée qui le permet : des paroles fermes mais douces, un bonjour à chacun, une poignée de mains avec le sourire surtout si la veille le garçon a reçu une réprimande.

Nos enfants sont pour la plupart encore en âge pour se développer intellectuellement, spirituellement et physiquement, ils ont besoin de l’amour d’un père et d’une mère. Mais ils n’ont ni l’un ni l’autre. Je sais que ce n’est pas facile de remplacer auprès d’un adolescent ce père ou cette mère, mais il faut tendre à cela. C’est d’autant plus difficile que l’amour paternel et maternel dans une famille est naturel, tandis que chez nous, nous devons aimer dès qu’apparait l’enfant de 12, 15, 18, 20 ans et plus. Et, ce qui est le plus difficile encore, nous faire aimer ; nous faire aimer non pour nous mais pour pouvoir accomplir notre mission auprès d’eux.

Ma joie, mon orgueil, ma tendresse, ce sont ces hommes, ces femmes qui ont dit “oui” à cette intuition du cœur. Je peux mourir demain : l’amour continuera à faire des miracles.

Enfants du Mékong est une œuvre d’éducation. Au cœur de son ADN se trouve la notion de transmission : que pouvons-nous transmettre à tous ces jeunes soutenus ou parrainés par l’association ?

Un jour un garçon m’a dit : « Ici ce n’est pas un foyer, c’est notre maison. » Cette parole m’a ému et je souhaiterais qu’il en soit toujours ainsi. Il faut en tout premier lieu transmettre aux enfants les plus pauvres un regard d’amour. Leur montrer qu’ils ont du prix ; qu’ils sont dignes car bien souvent ils ont une vision biaisée d’eux-mêmes et se jugent très mal. Rien de tel pour cela que de recréer une ambiance familiale au sein de nos foyers et dans notre association.

Nous devons aimer particulièrement les plus pauvres, les plus démunis de moyens matériels bien sûr, mais de moyens spirituels également ou de moyens culturels. Ceux aussi qui nous donnent le plus de soucis par leur indiscipline, parfois leur violence. Il peut nous arriver de renvoyer l’un d’eux pour des questions de conduite, de discipline, graves et répétées : ce ne doit être qu’exceptionnel et nous ne pouvons pas les abandonner pour autant. Nous devons même, hors du foyer dans la mesure du possible, trouver pour eux la solution qui les gardera dans une vie droite.

Cet amour que nous voulons leur transmettre n’est pas une fin en soi. Il a pour conséquence de rendre ces enfants réellement libres : libres d’aimer et de s’émerveiller, libres dans le regard qu’ils portent sur le monde et sur eux-mêmes, libres de tracer leur propre voie dans l’existence grâce à leur scolarisation, libres de s’investir avec tout ce qu’ils sont et non pas tout ce qu’ils pensent devoir être pour le bien commun et pour leur pays, libres de s’engager, d’être vrais et d’aimer à leur tour, de rendre à leur tour tout ce qu’ils ont reçu. La liberté ne se possède pas, elle se conquiert.

Rene Péchard avec des délégués de la Manche à Vientiane
Rene Péchard avec des délégués de la Manche à Vientiane

Nombreux sont ceux qui se souviennent de vous et vous nomment « Tonton ». D’où vient ce surnom ?

C’est avant tout une marque de respect et d’affection qui nous vient d’Asie. Je me souviens un jour avoir dit aux jeunes de mon foyer : « Vous m’appelez Tonton. Je ne veux pas que ce soit une mode, une habitude. Tonton c’est le diminutif affectueux de « oncle » et chez vous c’est le nom que l’on donne à une personne et que l’on respecte. En France il s’agit vraiment de l’oncle, frère du père ou de la mère et qui, dans beaucoup de cas, est appelé à remplacer le père ou la mère absent. Puisque, dans cette maison, je suis votre Tonton, vous pouvez toujours venir me demander un conseil, me confier vos préoccupations, partager une peine. Pour cela n’attendez pas que je sois inoccupé car ce jour-là, je serai mort. » 

Pourquoi avoir autant donné pour les enfants d’Asie ?

Parce que je suis chrétien et que je veux le devenir de plus en plus… Je crois et c’est pourquoi j’agis. Enfants du Mékong a parfois grandi dans la douleur et c’est parce que j’ai pardonné à ceux qui se sont mis en travers de ma route que j’ai conduit la plupart de nos adversaires à nous regarder avec amitié. Mon adhésion au Christ est l’acte fondateur de mon action… C’est parce que je crois en Dieu que j’ai toujours cherché Dieu à travers mon prochain, que j’ai toujours pensé au Christ souffrant sa passion quand j’ai vu les enfants miséreux, que je pense au Christ quand je vois les réfugiés souffrant derrière les barbelés… qu’Enfants du Mékong est né.

Je vous parle ici de mes motivations personnelles qui ont guidé ma vie et non pas de l’œuvre qui demeure encore aujourd’hui une œuvre indépendante et non confessionnelle.

Propos « recueillis » par Jacques D.