Libérer les enfants de la dictature

Enfant pauvre né dans une famille trop nombreuse, sans terre et sans père, Naw Ja Gawlu a grandi dans la Birmanie hyper répressive de la junte militaire. Chrétien en pays bouddhiste, Jingpo en pays Bamar[1], il était destiné à vivre à la marge.

Faisant preuve d’une volonté et d’un optimisme à toute épreuve, il a choisi de défier le destin et s’est choisi pour mission d’apprendre aux « enfants de la dictature » de son pays, comment vivre libre, aimer et pardonner. Il raconte cette formidable aventure dans son livre : La liberté s’apprend, dont nous publions ici quelques pages choisies.

[1] Les Jingpo, minorité ethnique autrefois nomade, vivaient autrefois sur les plateaux du Tibet. Au fil des siècles, ils ont migré vers le sud. Ils sont l’une des principales ethnies de l’État dit « kachin », qui fait partie de la Birmanie depuis l’indépendance et le départ des Anglais, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il arrive qu’on parle des Kachin pour désigner les Jingpo. Ils représenteraient environ 1,5% de la population Birmane.

A l’inverse, les Bamar sont l’ethnie majoritaire en Birmanie. Ils représentaient 68% de la population du pays (Source : stimson the worldfactbook 2011). >>> A faire figurer en encadré !

Premier travail

« Les Kachin sont des guerriers », répétait souvent ma grand-mère Daw Ji Jan. Cette pensée m’habita dès le plus jeune âge.

[…] Le temps des inondations, nous devenions des petits pêcheurs pour aider nos parents. Nous n’étions encore que trois enfants, trois garçons, nos petits frères n’étant pas encore nés. À mains nues ou avec un vieux filet, nous sentions grandir en nous la force de redoutables prédateurs. L’eau jusqu’à la taille, nous n’étions en fait que des enfants qui marmonnions des comptines sous la pluie. Notre tendre misère était portée par le chant. Le lendemain, avant même que le jour affleure au loin, nous vendions déjà notre butin à écailles d’or sur le marché.

C’est ainsi que j’ai commencé à travailler, à l’âge de 5 ans. […]

L’école de la rigueur

J’aime la poésie lorsqu’elle est clamée dans le vent, de mémoire et sans notes. J’aime la poésie orale qui sort de la bouche du poète. Mais je hais la poésie écrite sur les cahiers, parce qu’elle nous a abrutis, nous, les enfants de la dictature. Elle ne sauve pas, elle n’aide personne. Ces vers appris par cœur à l’école endorment un peuple. Ces vers sans contexte ne servent aucune cause, aucun rêve. Ils sont là pour remplir le silence et empêcher la pensée. Ces poèmes ont le même effet sur nous que les sirènes sur les hommes d’Ulysse : ils nous endorment. […]

Mon premier jour d’école fut un bouleversement dans ma vie. Jusqu’à mes 6 ans, j’étais resté à la maison. J’inventais des jeux chez moi sans me préoccuper de la marche du monde. Mes parents me laissaient une grande liberté. Dès le premier jour d’école, j’appris à me taire et à obéir. Très vite, je compris que nous n’étions pas là pour comprendre mais pour appliquer. Lorsque nous posions trop de questions, l’instituteur nous battait. Il y avait quelque chose d’injuste. Les « pourquoi » qui habitent tout enfant dans sa découverte du monde étaient un affront. […]

Nous n’avions qu’un bol de riz à avaler le matin, rien d’autre. J’avais du mal à me concentrer pendant les cours. L’odeur âpre de la craie me rappelait à ma faim. Devant mon petit bureau en bois, je passais mon temps à m’inquiéter pour le repas suivant, et je ne suivais que distraitement ce qu’expliquait le professeur au tableau. J’avais toujours de mauvaises notes. Je donnais l’impression d’être paresseux mais, en réalité, mon cerveau n’était plus alimenté. Les enfants de ma classe se moquaient de moi et ne voulaient pas être mes amis. J’éprouvais un sentiment d’ennui sur ma chaise d’école. Tous les cours étaient assommants. Je bâillais, je m’endormais même, parfois. Je ne réagissais pas lorsqu’un professeur me lançait : « Va jouer. » Je n’arrivais à rien : ni à apprendre ni à jouer. Mon estomac était vide. […]

L’enfer de la drogue

« Viens, on essaie, juste une fois, pour voir… »[1] Nos petits voisins de quartier n’avaient pas 12 ans qu’ils se lançaient déjà dans cette danse suicidaire. On leur promettait l’ivresse d’un nuage d’opium, à eux qui avaient l’âge des rêves, de l’innocence et des jeux. Et ils se défonçaient, s’abandonnaient à corps perdu. Mon grand frère s’était laissé entraîner. Il n’avait qu’à déplier le bras pour montrer les longs sillons que traçait l’héroïne dans sa chair. […]

L’héroïne tue la mémoire. Elle tue aussi la culture et la vie d’un peuple. Une génération aura suffi. Dans ces zones noires, l’armée régulière ferme les yeux sur des convois entiers chargés d’opium à travers la forêt birmane. Ce fléau est négligé, sinon orchestré, par le gouvernement afin que le mouvement indépendantiste kachin se meure de l’intérieur. Il est dangereux d’assumer de tels propos dans mon pays. Et je mesure les risques que je prends en écrivant chacun de ces mots. […]

Mendiant

À l’école, j’ai toujours été le pauvre. Certains enfants me regardaient avec dégoût. Je savais que j’étais le pauvre, car tout m’y renvoyait, tout le monde me le répétait. Les gens du village nous regardaient de haut, mes frères, ma mère, ma sœur et moi. Ils nous méprisaient de la pire des manières, parce que mon père était parti. Mais nous gardions la tête haute. Nous plaindre n’aurait rien changé. Et, étrangement, je n’ai jamais eu le sentiment d’être pauvre. Toutes les fois où je me suis senti triste à la maison, je ne me plaignais pas d’être pauvre. Je pleurais simplement de fatigue. J’étais épuisé à cause de la méchanceté des hommes. […]

Je suis né mendiant, mais je ne suis pas pauvre. Ma liberté a été de mendier. J’ai mendié de l’amour et de la reconnaissance, mais je n’ai jamais mendié d’argent. Je ne me suis jamais plaint. Le plus grand des mendiants est celui qui garde la foi. C’est celui qui se laisse nommer « le pauvre », alors qu’il n’en est pas un. Le mendiant est rempli de prières, ses mains accueillent le ciel. C’est un aventurier de l’éternité, un aventurier dont personne ne veut parler. […]

Devant Dieu, nous sommes tous des mendiants. Nos souffrances et nos quêtes les plus enfouies se révèlent à nous de manière douloureuse, comme un signe de la présence de Dieu. Les plus malins trouvent des richesses matérielles pour s’en éloigner. Ce sont des comédiens qui peuvent se permettre de payer et de ne pas aimer. Mais un jour, la mort les cueille et les ramène au rang des honnêtes mendiants. […]

Le pardon

Nous avons tous une incapacité à écouter, à tendre une main, à accueillir, et à aimer un ami, un frère ou un père tel qu’il est. Lorsque mon père rentra à la maison, après onze années d’absence, mon frère était mort deux ans plus tôt. Cette période fut d’une violence inouïe. […]

Mon père et mon frère furent les deux personnes auxquelles j’eus le plus à pardonner dans ma vie. Et je devais pardonner à tous les deux. […]

Pardonner, plus encore que donner, est ce qui coûte le plus cher à l’homme. Mais c’est indispensable. Chaque jour qui passe est un temps béni. S’il est utilisé pour la colère, c’est un jour perdu.

Ouverture

En octobre 2011, j’obtins une bourse pour partir étudier aux Philippines, à l’université de Los Baños, dans la province de Laguna. […]

On ne m’avait jamais appris à avoir un avis sur quoi que ce soit. J’étais incapable de formuler un jugement ou une pensée qui m’étaient propres. Je n’avais aucune idée « à moi », et j’ignorais tout du reste du monde. C’est en étant confronté à un autre mode d’éducation que j’en pris conscience. Mon pays nous avait endormis. Je mesurais pour la première fois tout le mal que la dictature avait fait à ma génération. Les militaires avaient laissé place à un désert éducatif, et j’en étais le résultat. Mais j’étais également certain que personne ne pouvait nous prendre nos rêves. […] Le soir, j’affinais mon projet d’école. Je voulais enseigner aux plus pauvres de Myitkyina, leur apprendre la couture, le travail du bois et de la pierre. Je voulais leur enseigner l’anglais, le birman, l’histoire, les religions, les sciences et les traditions de leurs ancêtres kachin. Je voulais peindre sur le mur de ma future école, dans toutes les langues : « Un enfant éduqué est un enfant qui n’a plus peur. » […]

Sans paix, pas de liberté

Mon pays est un patchwork. Il est constitué de plus de cent ethnies différentes. J’appartiens à l’ethnie jingpo, dans l’État kachin. La plus grande partie du territoire est encore contrôlée par l’armée régulière. Les routes sont des lacets arides semés de checkpoints et d’hommes armés en treillis. Nous espérions qu’Aung San Suu Kyi réparerait les blessures endurées par le peuple depuis des décennies. Mais, même au pouvoir, l’influence de cette femme est restée hautement symbolique et impalpable. La fille du général n’a réglé aucun problème de fond. La seule chose qu’elle ait faite pour notre peuple, c’est de lui donner l’espoir d’une vie meilleure.

La liberté s’apprend, un destin birman, de Naw Ja Gawlu avec Fanny Cheyrou, Bayard éditions
La liberté s’apprend, un destin birman, de Naw Ja Gawlu avec Fanny Cheyrou, Bayard éditions

Puis elle s’est fait absorber. L’État kachin est encore à feu et à sang. Les problèmes de corruption, de drogue, de trafics de pierres précieuses sont intacts. La guerre n’est pas finie. Notre pays n’est pas pauvre, c’est le système qui le rend pauvre. Rien n’est fait pour laisser une place à la paix. Et s’il n’y a pas de paix, il n’y a pas de liberté. […]

[1] à Myitkyina, fraîchement empaquetée, l’héroïne est vendue 1 200 kyats la dose, soit le prix d’un simple repas.