La Paloma : une usine qui tisse du lien pour une meilleure société
Afin de changer le regard sur ces personnes et de leur permettre d’accéder à un travail décent, un entrepreneur et un prêtre ont réussi à créer un centre de production de textile qui mêle ouvriers valides et invalides.
A Battambang se trouve une usine de textile d’un genre peu commun. À l’écart de la ville, au bout d’une route de terre battue rouge, il faut s’armer de patience et de bons amortisseurs pour trouver La Paloma. Ce petit coin de paradis a été construit en 2014 à côté de l’Arrupe Center, un foyer pour enfants physiquement handicapés.
Le fruit d’une rencontre
D’extérieur, rien ne différencie ce centre de production de textile d’un autre et pourtant il est unique au Cambodge. Ici la majorité des ouvriers sont issus d’un milieu défavorisé et en situation d’exclusion sociale. « Bon nombre sont porteurs d’un handicap, blessés par l’explosion d’une des mines qui gangrènent toujours le Cambodge ou à cause de maladies comme la poliomyélite », explique Juan Sobrini, volontaire espagnol en charge de l’usine. « Mais nous accueillons aussi toutes les personnes dont la situation sociale ne leur permet pas d’accéder à un travail décent. »
Ce projet est né d’une rencontre entre Monseigneur Enrique Figaredo, Préfet apostolique de Battambang, et Vicente, propriétaire à Phnom Penh d’une usine de textile, nommée Iberasia. Monseigneur Enrique est connu au Cambodge pour son engagement envers les personnes handicapées, si bien qu’on le surnomme parfois l’évêque des fauteuils roulants.
Ensemble, ils ont décidé de créer un centre de production de pull-overs afin de permettre aux personnes exclues ou handicapées d’accéder au marché de l’emploi. « Malgré un nombre important de handicapés au Cambodge, ils restent marginalisés et peinent à accéder à l’éducation et à un travail décent », explique-t-on à la Préfecture apostolique de Battambang. L’aventure commence en 2013 par la formation d’une poignée de personnes dans le centre de production de textile de Vicente. Un an plus tard, une petite usine en bois est construite à côté de l’Arrupe à Battambang.
Le projet rencontre rapidement du succès et une grande usine est construite dans la foulée. Elle accueille aujourd’hui une centaine d’ouvriers.
Des pull-overs pour les européennes
Au début des années 2000, la Commission européenne a mis en place un programme appelé « Tout sauf les armes » (TSA) à destination des pays pauvres dont le Laos, la Birmanie et le Cambodge. Ce programme consiste en un régime préférentiel qui accorde un accès au marché de l’Union Européenne totalement exonéré de taxes, ce qui a entraîné une affluence des grands groupes d’habillement occidentaux au Cambodge. Le textile représente à présent plus de 70 % des exportations du royaume avec plus de 700 usines et environ 800 000 ouvriers. Le TSA est à l’origine de 75 % des exportations vers l’Union Européenne. Mais ce succès économique est terni par le non-respect du Code du travail cambodgien au sein des usines. Licenciements abusifs, absence de congés de maternité, retenue salariale, contrats illégaux… La liste des violations des droits des travailleurs est longue. Avant sa réélection en juillet 2018, Hun Sen avait promis d’augmenter les salaires des ouvriers qui devraient passer ainsi de 130 USD par mois en moyenne à 170 USD.
« À La Paloma, nous appliquons scrupuleusement le droit du travail », tient à souligner Juan. « Les ouvriers ont deux jours de repos par semaine, des congés de maternité et de maladie, etc. » Devant les ateliers, les chaises à deux roues se mêlent aux chaises à quatre pieds pour un travail harmonieux. « Nous pouvons produire un pull-over du tissage à l’assemblage, explique Juan. » Une fois le vêtement fini, il est envoyé à Phnom Penh pour être lavé, séché, repassé, empaqueté et pour que l’étiquette soit cousue. « Nos clients sont principalement européens. Nous sous-traitons pour leurs marques. » Grâce à l’aide et aux savoir-faire de l’Iberasia, la production du centre de Battambang engendre suffisamment de revenus pour s’assurer un avenir durable sur le marché du textile. Le centre crée 20 000 pièces par mois et les ouvriers sont rémunérés à hauteur de 100 à 200 USD par mois. L’enjeu est de pouvoir garder constante cette capacité de production afin que l’entreprise reste à flot.
La Préfecture apostolique voit loin pour ce projet : « Nous allons construire un deuxième bâtiment à côté de l’usine afin de pouvoir réaliser l’ensemble du processus à Battambang. »
Au sein de La Paloma, chaque tâche est adaptée au handicap. « Par exemple, les ouvriers ayant peu de force dans les doigts seront orientés vers l’atelier de reprise des vêtements à la main », nous explique Juan. La Préfecture prévoit d’acheter des machines automatiques pour remplacer les anciennes « qui sont difficiles à manipuler ».
Les ouvriers les plus démunis peuvent loger avec leur famille dans une maison adjacente à l’usine, moyennant un petit loyer. En plus du logement, la Préfecture apostolique soutient les familles de diverses façons, en proposant par exemple une garderie gratuite et un appui financier pour les frais médicaux.
Des parents à convaincre
Avant d’être salariés à La Paloma, les candidats doivent effectuer un stage de formation de deux mois afin d’acquérir les bases de la production de textile. Puis ils passent un test pour entrer dans l’équipe. « Nous recrutons 2 ou 3 personnes par an. » L’équipe de La Paloma, entièrement khmère, compte beaucoup sur les ONG et le bouche-à-oreille pour faire connaître l’usine auprès des personnes handicapées. « Il est difficile de faire changer le regard des Cambodgiens sur le handicap », déplore Juan. « La plupart des handicapés au Cambodge sont déconsidérés par leurs proches ou bien surprotégés. D’autres doivent rester à la maison pour garder les enfants ou ne rien faire du tout ! » Les employés et les volontaires partent alors dans les villages à la rencontre des familles pour les convaincre de les laisser travailler. Dans ces coins reculés du pays, beaucoup de jeunes adultes handicapés n’ont pas pu aller à l’école en raison de la distance à parcourir et surtout de l’impraticabilité de la route.
Ainsi Narith : âgée de 28 ans, la jeune fille est handicapée moteur et se déplace uniquement à l’aide de son fauteuil roulant. « Depuis qu’elle est née, elle n’est jamais sortie de sa maison. » Juan appelle cela une sucess story : « Nous avons réussi à convaincre sa mère de la laisser venir travailler. Depuis, elle s’est complètement transformée ! Elle s’est épanouie, sort beaucoup avec ses amies… Bref, elle a la vie normale d’une jeune fille de son âge ! »
« Ne jamais perdre espoir et tout tenter »
Sqoheak fait partie des premiers ouvriers à s’être lancés dans cette aventure. À 29 ans, il est à présent directeur des ressources humaines de La Paloma. Le jeune homme est paraplégique depuis l’enfance à la suite d’une maladie, et se déplace en fauteuil roulant. « Cela fait 6 ans que je travaille à l’usine de textile », annonce-t-il fièrement.
Si Sqoheak est très compétent dans son travail, il ne se destinait pas à cette profession. « Je vis à la Préfecture depuis que je suis enfant. Grâce à l’Arrupe, j’ai pu aller à l’école et même à l’université. » Le jeune homme est titulaire d’un diplôme en informatique mais n’a pas pu trouver un travail dans sa branche. « C’est vraiment très difficile pour nous, les bâtiments qui hébergent les entreprises ne sont pas adaptés aux fauteuils roulants », déplore-t-il.
A La Paloma, Sqoheak a su trouver sa place dans la société par le travail. Au fil des années, il a pu monter en grade au sein de l’usine jusqu’au poste des ressources humaines. Depuis la fin de ses études, le jeune homme n’habite plus au Paloma Center mais dans les environs de Battambang. Avec l’argent qu’il a économisé, il s’est acheté un scooter à trois roues qui lui permet d’atteindre l’usine sans encombre en dépit de la route chaotique. Au-delà de l’aspect pratique, ce scooter représente pour lui l’accès à l’autonomie. Une autonomie qu’il a pu acquérir à force de travail et de ténacité. « J’aimerais dire aux autres personnes atteintes d’un handicap de ne pas perdre espoir et d’essayer. »
Dans le cliquetis mécanique et tonitruant des machines à tisser, Sqoheak nous fait part de ses espoirs en ajoutant avec un doux sourire et une pointe de timidité : « Nous pouvons tout faire aussi bien que les autres, même si nous allons plus doucement. »
Marie-Charlotte Noulens
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