Être et avoir : la leçon du pauvre

Les différences sont nombreuses (climatiques, culturelles,…) qui empêchent d’imaginer ce que représente la rue en Asie et en quoi elle se distingue de nos rues d’Europe. Pour en avoir le cœur net, j’ai tenté l’expérience de vivre une journée dans l’un des plus grands bidonvilles de Bangkok, à Khlong Toei.

Textes et Photos : Antoine Besson

Il est 5h30 quand je pénètre dans les petites rues étroites du quartier de Saun Oy. À quelques mètres, un abattoir a donné à la localité sa mauvaise réputation : un lieu de mort aux yeux des Bouddhistes. Un lieu impur. De l’autre côté, le vieux port qui donne sur la Chao Prayat, secteur de commerce et de trafics. Et, au milieu, des centaines de frêles habitations aux cloisons de contreplaqué ou de parpaings pour les plus chanceux.

À cette heure matinale, les habitants du quartier ne dorment déjà plus. Le long d’un khlong, ces canaux qui desservent l’ancien centre historique de Bangkok, les lumières blafardes des néons se reflètent dans l’eau. Pourtant une lumière de levant mordorée sublime les paysages sordides du bidonville. Quelques robes safran s’infiltrent ici et là dans les ruelles du quartier. D’énormes camions bruyants font des allers-retours entre la ville et le port.

La leçon du pauvre

Les femmes cuisinent le premier repas du jour dont une part est prévue pour les offrandes aux moines. Kru Suni, mélange d’étoffes et de peau fripée, s’est levée à quatre heures pour préparer ses offrandes. D’autres nettoient devant chez eux. Vivre dans la misère ne signifie pas vivre dans la crasse. La dignité revêt une importance capitale quand on est condamné à survivre par manque de moyens. L’être ne dépend pas de l’avoir. C’est un pauvre qui nous l’enseigne.

Devant une petite maison de la rue principale, celle par laquelle on pénètre dans le bidonville depuis la grande route du port, deux enfants trépignent d’impatience. Leurs parents arrivent les traits encore froissés par le sommeil. Les enfants, eux, sont parfaitement éveillés : aujourd’hui, ils vont voir le spectacle des éléphants qui jouent au foot dans le plus grand parc du centre ville, le parc Lumphini. Ils en rient d’avance. Le plaisir et l’émerveillement sont intacts malgré les rudes conditions de vie. Longeant les petites ruelles, nous atterrissons par un hasard bienveillant devant la maison du chef du quartier, Dam Long. La discussion s’engage. Il me propose de rester pour partager son repas avec lui. Il ne comprend pas bien pourquoi je suis là mais accepte volontiers de me servir de guide pour la journée. À quelques encablures de là, sur le port, une usine de poisson est déjà en activité. Les habitants du quartier qui y travaillent sont partis à cinq heures du matin. Dam Long est inquiet. À la fin du mois, les patrons ont annoncé qu’ils déménageraient l’usine à Chon Bury. Encore un coup dur pour la communauté.

Un étranger

L’heure, est à l’attente. Les choses sont comme figées tant que les moines ne sont pas passés. Dam long sort une chaise. Nous nous asseyons dans la rue pour discuter. Un bruissement de robe nous apprend qu’un moine attend en silence derrière nous que nous lui ouvrions le passage. Une femme fait ses offrandes et reçoit la bénédiction du saint homme. Passe un second. Même rituel. Dam Long se saisit de son vélo, « pour aller faire de l’exercice » me dit-il. En réalité, il file au marché pour agrémenter l’omelette et le riz que nous partagerons. Je suis confus mais la joie qu’il manifeste de me recevoir me fait comprendre qu’il ne faut pas rechigner. Savoir accepter ce qu’on vous donne est une forme de reconnaissance. Vous permettez à celui qui donne de se révéler dans ce geste. Toujours cette tension entre être et avoir. La rue ne fait pas un mètre de large. Les habitations collées les unes aux autres ont des murs ajourés pour laisser l’air circuler. Dans une telle promiscuité, le quartier entier est rapidement au courant de ma présence. Certains enfants viennent m’épier. Une petite équipe de foot qui va s’entraîner sur un terrain proche passe devant nous. « Farang ma » résonne dans les rires sur mon passage, « Il y a un étranger ! »

 "Farang ma » résonne dans les rires sur mon passage
« Farang ma » résonne dans les rires sur mon passage

Le sacrifice

Devant une petite maison encore plongée dans l’obscurité, deux femmes s’activent au milieu d’une ribambelle d’enfants tandis qu’une vieille dame attend dans un fauteuil. Sur une table, devant la maison aux esprits, un festin qui détonne dans un quartier si pauvre. Il y a des fruits en pagaille, une bouteille de whisky, un poulet entier, des plateaux de mets succulents… Les enfants pleurent devant tant d’abondance. Ce sont des offrandes aux esprits pour les remercier d’avoir permis le rétablissement et la sortie de l’hôpital de la matriarche. Les femmes allument des baguettes d’encens et s’abîment dans la prière. Quand les baguettes seront entièrement consumées, ils pourront enfin se régaler du festin.

Dans la ruelle qui sent l’alcool, une affiche indique l’interdiction d’en consommer dans le quartier. Plus loin, s’amasse une montagne de cadavres de bouteilles de bière et de whisky. Dam long me sourit « La bière ça va, c’est ok ! ». Dam Long insiste pour que je goûte une spécialité thaïlandaise : les kanom crok, littéralement les « gâteaux demi-sphère ». Des pâtisseries traditionnelles à base de farine, de lait de coco et de sucre, faites dans des moules en terre cuite. Un des plus vieux héritages culinaires du pays d’après le vieil homme. Il insiste et disserte sur la pâtisserie, m’explique que les Thaïs considèrent qu’il est contre les usages de manger un kanom crok seul… On se laisse volontiers convaincre. Et une fois de plus, cette intelligence de la relation, de l’interdépendance, me frappe.

Dam Long, dont le nom trahit sans doute une lointaine origine vietnamienne n’en arbore pas moins fièrement un polo jaune et bleu aux armes de la famille royale avec en lettres blanches capitales « LONG LIVE THE KING ». Les cheveux bien peignés, la peau mate tannée par le soleil, élégant, il fait bonne figure devant le petit estanco où il tient commerce de babioles utiles : liquide vaisselle, plumeaux, petits tabourets, boissons fraîches, cintres, briquets, pinces à linge, agrafeuses… Dans l’après midi, Dam Long part au marché refaire ses stocks et vendre les produits qu’il fabrique chez lui et conditionne lui-même.

Désœuvrement

Des bruits de travaux ont très tôt envahi le quartier. Le bidonville croît et se densifie. Les coups de marteau et les grincements de scies se répercutent sur les murs. Dans une poussière de plâtre, des ouvriers émergent parfois. Parfois quelques œuvres caritatives viennent jusqu’ici pour distribuer les affaires usagées qu’elles ont collectées. Certaines aident aussi à la construction de maisons plus solides. Un homme traverse la voie ferrée qui conduit au port pour nourrir ses coqs. Comme partout en Thaïlande, le combat de coqs est ici très populaire et peut rapporter gros. Assis dans un coin, j’observe sans être vu. Les enfants jouent tandis que les adultes, regroupés souvent par sexe, palabrent. Le désœuvrement est total. Soudain la conversation s’emballe sur une voisine endettée. Chacune des femmes présentes y va de son commentaire. Toutes tentent de trouver une manière de l’aider. Ont-ils seulement les moyens de cette solidarité ? Être et avoir…

Un peu partout, des vêtements sèchent au soleil, sur des cintres. Les femmes sans ressources cumulent plusieurs petits emplois. Certaines lavent et repassent du linge.

Une vieille dame, une serviette autour du cou, arpente toujours la même rue, passe d’une maison à l’autre, dans un commerce mystérieux. La journée défile ainsi. Dans l’attente et l’inaction. Mais beaucoup dans la relation.

Assise, une femme attend que la journée passe
Assise, une femme attend que la journée passe

Le soir

Un peu plus loin, deux hommes disputent une partie d’échecs. Ils louent leurs services comme moto taxi mais la demande est faible en cet après midi. Un de leurs collègues fait la sieste sur le bois dur du banc. Des femmes transpirent devant des seaux de braises : malgré la forte chaleur, elles cuisinent des brochettes qu’elles tenteront de vendre.  Le soir approche et l’orage guette répandant dans les ruelles une fraîcheur bienvenue. Les bandes d’enfants ressortent des maisons. Tout le monde discute dans la rue. L’heure est sociale. Apparition improbable, un homme quitte son domicile dans une chemise blanche impeccable pour aller travailler. Il n’y a pas seulement l’être et l’avoir, la dignité et le paraître comptent aussi.

La pluie vient clore cette journée. Chacun trouve un abri. Un bruit fracassant emplit le quartier. Les gouttes s’abattent sur les tôles des toits. Je quitte mes nouveaux amis avec un sentiment mitigé. Qu’ai-je appris de cette expérience ? La vie dans Khlong Toei est une vie sans cadre, soumise à une économie informelle. La pauvreté est réelle. Souvent la misère aussi pèse sur ces hommes et ces femmes. Pourtant j’ai aussi découvert des personnes merveilleuses qui ont eu à mon égard des gestes et une sollicitude parfaitement désintéressés. Être et avoir…

Antoine Besson