« Notre rôle n’est pas la réussite mais la progression » Martin Maindiaux


Interview de Martin Maindiaux, recueillis par Antoine Besson

La formation intégrale

L’ONG d’éducation, Enfants du Mékong réfléchit depuis longtemps aux questions liées à la pédagogie et au bon développement des jeunes. L’ambition de l’association est de former les plus pauvres, mais une formation aussi bien académique qu’humaine.

Les trois pilliers de la formation intégrale ? Se construire soi-même, s’ouvrir au monde, s’impliquer dans la société.

 

 

 

 

Depuis plus de 20 ans, Martin Maindiaux œuvre pour l’éducation des enfants khmers dans un centre tenu par Enfants du Mékong au nord-ouest du pays. Éducateur dans l’âme et Cambodgien d’adoption, ce directeur atypique nous livre les clés de la formation intégrale telle qu’il la conçoit et telle qu’elle est délivrée à travers la pédagogie des centres d’Enfants du Mékong. Le témoignage d’un homme au service d’enfants qui, s’ils n’ont pas grand-chose, peuvent accomplir de grandes choses.

Martin Maindiaux, Directeur du centre de Sisophon

AB : Depuis combien de temps vivez-vous au Cambodge ?

MM : Je suis arrivé au Cambodge en 1997. À l’époque, le Centre de Sisophon [centre du nord-ouest du Cambodge dans la province du Banteay Meanchey, près de la frontière thaïlandaise, NDLR] accueillait une trentaine de jeunes. C’était une région qui ne bénéficiait que de très peu d’aide au développement, car les Khmers rouges occupaient toujours une partie de la province et le brigandage était encore très répandu.

Personne n’osait vraiment s’aventurer dans les campagnes reculées, y compris les ONG. Nous-mêmes devions nous déplacer avec une escorte et faire passer le message que jamais Enfants du Mékong ne paierait de rançon en cas d’enlèvement. À l’époque c’était déjà un exploit de réussir à distribuer le parrainage. Dispenser une formation humaine en plus était impensable. Dans les campagnes, les contacts étaient trop distants et la plupart des filleuls n’allaient pas au-delà du primaire. Aujourd’hui les choses sont très différentes.

 

 

Centre de Sisophon
Centre de Sisophon

 

9 foyers

153 collégiens et lycéens

une vingtaine d’étudiants.

AB : Combien de jeunes votre Centre accueille-t-il ?

MM : Le Centre accueille aujourd’hui 153 collégiens et lycéens ainsi qu’une vingtaine d’étudiants. Ils sont répartis en 9 foyers. Il y a une majorité de filles qui demandent à vivre en foyer alors qu’en 1997, c’étaient surtout des garçons que nous accueillions. Sur la trentaine d’écoliers qui habitaient le Centre quand je suis arrivé, il n’y avait que 4 filles. Mais les choses ont évolué. Pour les jeunes filles, les études en foyer représentent une véritable opportunité d’échapper au carcan familial traditionnel parfois trop contraignant, alors que les garçons bénéficient d’une plus grande indépendance.

C’est le premier engagement d’Enfants du Mékong et, d’une certaine façon, le prérequis à la formation intégrale qu’Enfants du Mékong propose dans ses centres : faire en sorte que chacun accède à l’instruction quelles que soient ses conditions de vie et ses origine.

Ensuite seulement, nous pourrons travailler dans nos centres et foyers, avec les jeunes, pour développer en plus des compétences académiques, ce que les Anglo-Saxons appellent les « soft skills » et que nous préférons appeler les « savoir être » : la formation intégrale qui permet à chacun de réaliser son plein potentiel en tant que personne unique et responsable.

 

 

C’est cela notre rôle : non pas la réussite à tout prix, mais la progression.

 

élèves du centre Sisophon, situé au Cambodge

AB : En quoi est-ce que cela consiste concrètement ?

MM : C’est avant tout du bon sens. Je n’aime pas trop les étiquettes, car je suis une personne de terrain. Plutôt que de formation intégrale, je préfère parler d’aider les enfants à être bien dans leur peau. C’est plus concret, même si, au fond, cela revient au même. En la matière, la première chose que j’ai apprise, c’est que cela prend du temps.

Les jeunes filles qui arrivent dans le Centre viennent souvent de familles où elles n’ont jamais été encouragées à s’exprimer. Dans la tradition familiale khmère, les filles sont là pour obéir. Les garçons sont souvent aussi très timides, car nombre d’entre eux viennent de familles déchirées avec un père violent, alcoolique ou bien des parents absents, partis travailler en Thaïlande, remariés, etc. Certains travaillaient, en plus de leurs études, dans des conditions souvent pénibles… Quand ils arrivent au Centre, les enfants sont donc assez timides, isolés, voire craintifs. C’est pourquoi je dis souvent aux volontaires qui arrivent au début de leur mission que le plus important pour nos filleuls n’est pas la réussite scolaire, mais plutôt qu’ils soient heureux et qu’ils se fassent de vrais amis. C’est la toute première étape. La plus importante : il faut recréer un esprit de famille et qu’ils retrouvent des repères de confiance avec un adulte, car c’est souvent ce qui a été blessé dans leur propre famille. C’est pour cela que j’essaie de faire en sorte que dans chaque foyer, il puisse y avoir un modèle de responsable à travers un adulte de confiance, et si possible un couple. À Sisophon, il y a un couple de Khmers qui est responsable d’un foyer de jeunes filles : Chanh Lo et Bun Dol. C’est une super famille. Les jeunes du foyer me font souvent la réflexion : « Chanh Lo ne se fait pas battre par son mari ! » ou encore : « J’aimerais bien avoir un mari comme Bun Dol. ». C’est un immense progrès, car souvent quand on les interroge, les filles disent qu’elles ne veulent pas se marier. Elles ne veulent pas être soumises et rêvent au contraire à leur liberté. Je leur dis souvent qu’elles ont le temps. Qu’elles doivent d’abord penser à leur avenir, faire des projets et surtout se faire des amis. Il sera toujours temps de penser au mariage par la suite.

Sur le plan scolaire, c’est la même chose. Il s’agit d’accueillir l’enfant là où il en est et de le faire grandir en lui donnant des objectifs accessibles. J’avais un petit gars dans mon bureau il y a quelques semaines. Il est nul. Il a raté tous ses examens. Il a obtenu la note de 22 % [au Cambodge, les notes des examens sont en pourcentage de réussite, NDLR]. Je lui ai demandé pour la prochaine fois de faire 25 % . Il m’a regardé avec de grands yeux : il ne s’attendait pas à ce que je lui dise qu’il pouvait le faire.

C’est cela notre rôle : non pas la réussite à tout prix, mais la progression. C’est pour cela que je disais plus haut que le temps est essentiel.

Cela passe toujours mieux quand c’est un Khmer qui enseigne à un autre Khmer.

AB : Comment cela se traduit-il concrètement ?

MM : D’abord, il faut partir à tout prix de ce que veulent les Khmers et non pas de notre propre vision de l’éducation réussie.

C’est pourquoi ici, au Centre de Sisophon, je suis entouré de travailleurs sociaux locaux. D’abord, parce qu’ils sont les mieux placés pour nous dire ce dont ont besoin les enfants khmers, mais aussi parce que cela passe toujours mieux quand c’est un Khmer qui enseigne à un autre Khmer. L’autre jour par exemple, l’un de nos responsables était en réunion avec l’une de nos volontaires Bambous. Lorsque le Cambodgien voulait expliquer quelque chose à la Française, il avait à chaque fois recours à une anecdote ou une fable. C’est très khmer et c’est exactement ainsi qu’il faut procéder avec les filleuls. C’est pourquoi nous limitons les formations aux thèmes les plus importants et insistons surtout sur la mise en pratique plutôt que sur de grands cours magistraux. Une tête bien faite c’est très bien, mais il faut que ça se retrouve également dans le comportement : il faut que les jeunes qui sortent de nos centres sachent s’engager et tenir parole. Et pour cela, il faut des cours, mais il faut surtout vivre ces réalités avec eux. C’est là que nos volontaires Bambous interviennent pour vivre et faire vivre à nos filleuls les thèmes que nous abordons.

AB : Comment est-ce qu’on arrive à un tel résultat ?

MM : L’un de nos responsables khmers nous a, par exemple, encouragés à multiplier les intervenants. Ce qui est important pour les Khmers, c’est qu’une personne qui fait une formation puisse incarner le sujet de cette formation, qu’il le vive concrètement dans sa vie quotidienne. Sinon cela peut paraître vide de sens. Les jeunes risquent d’acquiescer, mais de ne rien retenir, car ils ne se seront pas identifiés. Dans un tel contexte, il ne peut pas y avoir une seule personne qui fait toutes les formations. Cela nous met au défi d’aller chercher la bonne personne pour chaque thème et nous oblige à sans cesse nous améliorer. Par exemple, dans le cadre de la formation à l’affectivité, nous abordons les questions du mariage, de l’engagement et de la fidélité qui sont des thèmes importants au Cambodge et particulièrement pour nos jeunes qui viennent souvent de familles déchirées. Mais si notre professeur chargé de parler d’engagement et de fidélité dans le mariage ne vit pas et n’incarne pas ces valeurs alors c’est un contre témoignage et le message ne passe pas : si les jeunes savent, par exemple, que le formateur est marié mais ne vit pas avec sa femme (ce qui est une situation assez courante au Cambodge). Ensuite, dans la vie quotidienne des centres, nous attendons d’eux qu’ils fassent des choix personnels et qu’ils tiennent, de manière très concrète, les engagements qu’ils prennent, que ce soit en tant que responsables de foyer, à travers les services qu’ils rendent, etc.

L’enjeu est essentiel puisqu’il s’agit, ni plus ni moins, de donner à nos filleuls les moyens d’accéder à une vie professionnelle et personnelle heureuse et épanouie. C’est leur avenir qui est en jeu. Cela nous oblige à une grande rigueur. Il faut être crédible face aux jeunes !

AB : Quels sont les thèmes que vous abordez dans cette formation ?

MM : Les priorités ne sont pas les mêmes selon qu’on demande à un Occidental ou à un Khmer quels sont les thèmes à aborder. L’Occidental parle souvent de courage ou de persévérance. Le Cambodgien, lui, met en premier la droiture et le respect de la parole donnée. Nous avons fait le choix d’écouter en priorité les besoins exprimés par les Khmers plutôt que de suivre nos propres idées.

 

 

L’enjeu est essentiel puisqu’il s’agit, ni plus ni moins, de donner à nos filleuls les moyens d’accéder à une vie professionnelle et personnelle heureuse et épanouie.

C’est leur avenir qui est en jeu.

 

Déjeuner à Sisophon dans une famille de filleul
Déjeuner à Sisophon dans une famille de filleul

 

Quoi qu’il arrive, les graines sont plantées et c’est à chacun de choisir ce qu’il en fera.

AB : Est-ce que vous constatez les fruits de cette formation intégrale chez les anciens des centres et foyers d’Enfants du Mékong ?

MM : Ce n’est pas une science exacte et c’est souvent une grande déception quand parfois je rencontre des anciens qui étaient très prometteurs et qui, finalement, choisissent la facilité. Je me souviens d’un jeune professeur. Il a connu le système de racket des cours supplémentaires : les professeurs ne dispensent qu’une partie du programme à l’école et donnent l’autre partie dans des cours privés payants. Si l’enfant veut de bons résultats, il est donc obligés de payer le professeur. Ce sont des pratiques très répandues au Cambodge contre lesquelles Enfants du Mékong lutte depuis longtemps notamment en offrant des cours supplémentaires gratuits. Ce jeune en a donc bénéficié et est devenu professeur, mais une fois diplômé, il a commencé à appliquer le même système en se justifiant ainsi : « J’ai pâti de ce système, mais je m’en suis sorti, c’est maintenant à mon tour d’en profiter ! »

Pour moi c’est évidemment un échec. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faut baisser les bras. Si cela peut bénéficier à quelques-uns qui, grâce à cette formation, sont heureux, responsables, prennent soin des autres, rendent ce qu’ils ont reçu, ont une belle vie de famille et rendent heureux leurs enfants, s’occupent des plus pauvres qu’eux… alors tout cela vaut le coup ! Et nous avons beaucoup d’exemples qui vont en ce sens. Et puis parfois, certains ont besoin de plus de temps que d’autres. Quoi qu’il arrive, les graines sont plantées et c’est à chacun de choisir ce qu’il en fera. Ce jeune dont je vous parle, qui est devenu professeur, a gravi les échelons et est devenu il y a quelques mois directeur adjoint de l’éducation nationale pour la province. Depuis, son attitude a changé et il s’implique beaucoup plus pour aider les enfants pauvres à accéder à l’instruction notamment en aidant Enfants du Mékong quand nous le lui demandons.

 

Pour moi, c’est vraiment la formation intégrale du centre, les formations, les échanges, les apprentissages, qui lui ont permis de trouver son équilibre et de se dépasser pour préparer son avenir.

Koun Thea, un exemple parmi tant d’autres

Koun Thea est arrivée au Centre il y a quelques années. Elle habitait une cahute de deux mètres sur deux construite avec quelques planches et un toit de tôle. Elle vivait là avec son père et son frère handicapé. Sa mère est décédée et son père voulait qu’elle abandonne le collège pour aller travailler. À l’époque, c’est le directeur de son collège, un ancien filleul d’Enfants du Mékong, qui a repéré cette jeune fille très introvertie mais brillante, et lui a proposé de postuler au Centre de Sisophon. Koun Thea est arrivée en grade 7 (l’équivalent de la 6ème). Pendant ses trois premières années au Centre, elle est demeurée très introvertie et très négative. Elle disait sans cesse qu’elle n’avait pas de chance dans la vie et qu’elle serait toujours malheureuse. Pendant les vacances, elle essayait de ne pas rentrer chez son père. Sans doute son histoire familiale n’était pas très heureuse. Finalement, en grade 11 (l’équivalent de la première), elle est devenue responsable de son foyer. Elle était chargée de 32 jeunes collégiennes et lycéennes. Ça l’a transformée. Par la suite, elle a demandé à continuer ses études alors même que ses résultats n’étaient pas toujours à la hauteur. Pour moi, c’est vraiment la formation intégrale d’Enfants du Mékong qu’elle a reçu au Centre de Sisophon, les formations, les échanges, les apprentissages par la pratique, qui lui ont permis de trouver son équilibre et de se dépasser pour préparer son avenir.

Martin Maindiaux
Martin Maindiaux Directeur Cambodge