Le bouddhisme dans l’assiette
Philosophie, sagesse orientale, méthode de développement personnel, les valeurs du bouddhisme influencent de nombreux courants contemporains. Plutôt qu’une religion, le bouddhisme est considéré en Occident comme une sagesse flexible dans laquelle chacun puise ce qui lui convient. À l’origine, l’enseignement du Bouddha ordonne la vie quotidienne de ses disciples et la voie de l’Éveil passe aussi par l’assiette !
Vénérer la vie
Part notable de la vie quotidienne, l’alimentation est sans doute l’un des aspects de nos vies que le bouddhisme a le plus investi. « On ne peut pas réellement parler d’interdits alimentaires dans le bouddhisme. Il y a cependant un certain nombre d’aliments que les bonzes ne mangent pas », explique Esu Lee, chef d’origine coréenne du restaurant CAM à Paris, formé par la célèbre nonne cuisinière Jeong Kwan qui a fait l’objet d’un épisode de l’émission culinaire phare de Netflix : Chef’s table.
Dans la tradition bouddhiste, pas de viande ! C’est une conséquence du principe de non-violence des bouddhistes, le tout premier principe moral. Il s’agit de ne pas attenter à la vie d’un autre être vivant sensible. Certains textes sacrés du Mahayana [la tradition bouddhiste dite du grand véhicule qui prône non seulement la délivrance de l’adepte mais également de tous les êtres, NDLR] disent que le sage ne peut pas plus penser à manger la chair d’un être vivant qu’une mère ne peut penser à manger la chair de son enfant. Selon l’éthique bouddhiste, l’adepte doit donc devenir végétarien. Dans le même temps, l’enseignement du Bouddha reconnaît que personne n’est parfaitement non-violent : c’est toujours une question de degré. Il ne s’agit donc pas d’un interdit au sens strict comme le souligne le chef Esu Lee mais d’un effort, d’une dynamique de vie vers laquelle il faut tendre : le bouddhiste doit en toute chose vénérer la vie.
Dans l’ordre Coréen de la nonne Jeong Kwan, la viande est bannie pour les moines mais tolérée pour les laïcs, à condition de « tuer l’animal soi-même. Il faut que la personne qui le fait soit consciente de son geste et demande pardon à l’animal », détaille Kwan, qui donne des cours de « cuisine des temples » aux visiteurs qui viennent participer à des retraites.
Cette « cuisine des temples », aujourd’hui très à la mode, n’est pas un corpus de recettes bouddhistes mais bien un ensemble de traditions et de préceptes qui régissent l’approche de la cuisine chez certains bouddhistes. Il s’agit donc davantage d’une philosophie que d’un régime alimentaire. D’ailleurs, en Asie du Sud-Est où domine le bouddhisme Theravada [la tradition la plus ancienne appartenant au bouddhisme dit du petit véhicule que l’on retrouve notamment en Thaïlande, au Laos ou en Birmanie, NDLR] les bonzes mendient leur nourriture. On ne peut donc pas parler de « cuisine des temples ».
Le principe de pauvreté prend également le pas sur le végétarisme dans cette tradition s’appuyant sur l’enseignement du Bouddha. En effet, dans le sermon poétique de l’Accomplissement de la Bienveillance (Karanîya-Mettâ Sutta), Bouddha décrit l’attitude du sage comme su’bharo et santussako, c’est-à-dire « frugale » et qui « se contente de peu ».
Un moine doit ainsi se satisfaire de ce que l’on veut bien lui offrir, même si c’est de la viande. Le nourrir ne doit pas être une source de soucis pour la communauté qui l’entretient. Un exemple de plus de la complexité des préceptes qui fait du bouddhisme une voie ou une quête plutôt qu’un code moral applicable en toute situation.
Corps et esprit
La cuisine bouddhiste vise à relier le corps et l’esprit. Elle ne se réduit donc pas au seul végétarisme et peut, dans certains cas, s’appliquer à un régime carné. Dans cette logique, vénérer la vie signifie aussi pratiquer l’amour bienveillant envers soi-même.
« D’une certaine manière, on pourrait dire que le bouddhisme tient pour acquis la maxime selon laquelle vous êtes ce que vous mangez », explique Esu Lee.
Concrètement, cela revient à ne manger que ce qui est nécessaire pour nous maintenir en bonne santé et permettre la continuation du corps. « Aujourd’hui, nous mangeons une nourriture trop chargée. Nous avons juste besoin de l’énergie suffisante pour pousser comme une plante », confiait Kwan à un journaliste du Point en 2017.
« L’approche de la cuisine des temples est en fait une approche assez simple qui consiste à ne consommer que ce qui est bon pour nous : l’aliment devient presque un médicament », précise Esu Lee.
De cette vision spécifique de l’alimentation quotidienne découle une classification des aliments. « Les moines, par exemple, ne consomment jamais d’oignon ou d’ail car ils éveillent la libido et perturbent la méditation. » De manière générale, les légumes racines (dont la plante meurt quand on les cueille comme la pomme de terre ou carotte) et les légumes acres et à forte odeur (comme l’échalote ou la coriandre) sont interdits dans de nombreux monastères.
Ail, carotte, oignon,
coriandre, pomme
de terre, sont
traditionnellement
des aliments bannis
de la cuisine des
temple.
« J’ai appris beaucoup lors de ma formation auprès de Jeong Kwan, se confie Esu Lee. Bien sûr à propos de la cuisine mais aussi à propos de la vie et du bouddhisme. La cuisine de Kwan est sa manière d’accomplir sa vie et de transmettre ses bonnes énergies. Elle incite ses étudiants à partager sa philosophie. »
Un jour, la nonne prépare un bouillon et reste devant la casserole deux heures durant à écumer le potage. Le jeune chef en quête d’efficacité lui demande pourquoi ainsi perdre son temps ? « Ce n’est que comme ça que les saveurs s’exprimeront complètement, m’a-t-elle répondu. C’était une base de la cuisine, une évidence que j’avais oubliée dans mon parcours professionnel : la voie de la facilité n’est jamais la bonne ! »
En 2017, le chef Esu Lee, qui pratique une cuisine influencée par ces nombreuses expériences en Australie, à Hong Kong ou à Paris, retrouve auprès de Jeong Kwan un principe simple nommé en Coréen Son Mát : « le goût des mains ». Une image parlante qu’Esu résume ainsi « nos gestes autant que les aliments que nous cuisinons donnent du goût et de l’énergie aux plats que nous préparons. » La réconciliation du corps et de l’esprit passe autant par les aliments ingérés que par la manière dont on les prépare.
Une philosophie de vie
Une autre anecdote a marqué le jeune chef de 30 ans. Un jour qu’ils étaient au potager, Esu remarque un vieux chou qui paraissait très sec. Il s’étonne que la nonne ne le cueille pas alors qu’ils sont au printemps et que le chou est un légume d’hiver. Kwan lui répondit malicieuse : « Il a traversé tout l’hiver qui a été très froid, je le laisse profiter du soleil !» Plus tard, le chou a été cueilli : « C’était le meilleur chou que j’ai mangé, s’exclame le disciple. C’est la manière qu’a choisie Kwan de respecter les légumes. »
Finalement, la cuisine n’est qu’un prétexte. C’est l’écume sur laquelle se fixe le regard mais le mouvement plus profond est le même que pour l’ensemble de l’enseignement de Bouddha. C’est une philosophie de vie qui se résume à ceci : le respect et l’attention portés à toute chose vécue en pleine conscience. Dans l’assiette, il s’agit de ne pas considérer le seul contenu mais bien l’ensemble : mon corps que je vais nourrir et ses besoins ; les aliments : leur qualité et leurs effets ; le processus par lequel je les transforme ; et enfin l’acte même de manger, purifié de toute gloutonnerie ou même d’envie. Un art que certaines traditions bouddhistes ont poussé à l’extrême pour simplement revenir à une vérité fondamentale : « Manger pour vivre et non l’inverse ! » ou comme le dit aussi Esu Lee à propos de sa motivation quand il a ouvert son restaurant : « Je veux juste être heureux ! »
L’adresse d’Esu Lee :
C A M
55 Rue au Maire, 75003 Paris
Ouvert du mercredi au dimanche à partir de 19h
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