« Notre rôle n’est pas la réussite mais la progression » Martin Maindiaux
Interview de Martin Maindiaux, recueillis par Antoine Besson
À 50 ans, Pav Navy a fait de son histoire personnelle et familiale mouvementée une force qu’elle met au service des enfants khmers. Formatrice du programme Karol & Setha sur l’affectivité et la connaissance de soi-même, elle tente de venir en aide à une jeunesse cambodgienne en perte de repères.
TEXTE ET PHOTO : NICOLAS CHRISTIANI
Dans la salle de classe, le silence est presque pesant. Devant le tableau, deux jeunes filles assises en tailleur se font face. Autour d’elles, une vingtaine d’adolescents, installés en arc de cercle, observent et écoutent leur conversation. Près des deux protagonistes, une femme d’une cinquantaine d’années, cheveux poivre et sel lâchés sur ses épaules et regard pétillant, encourage doucement les deux jeunes filles. Neuk, l’une d’entre elles, commence alors à s’exprimer d’une voix hésitante dans sa langue, le khmer, sans se laisser distraire par l’étranger qui observe au fond de la salle. Ce qui se dit dans cette séance n’a pas vocation à être répété ailleurs. C’est la règle du partage qui est appliquée dans toutes les sessions du programme Karol & Setha. Un prérequis pour construire un climat de confiance propice à ce que les adolescents se livrent.
Neuk fait part à ses amis de ses difficultés et de ses préoccupations du moment. Il est question de choix d’orientation scolaire. Comme la plupart de ses condisciples, Neuk vient d’une famille pauvre et la pression est grande pour gagner de l’argent rapidement. En face d’elle, son alter ego écoute, tente de reformuler. Quand elle ne sait plus, elle se tourne vers l’adulte. Nav Pavy, c’est le nom de l’animatrice, prend alors le relais. Neuk continue à se livrer. D’abord intimidée, elle semble désormais parler avec son cœur. Bientôt les larmes sont plus nombreuses que les paroles. La salle est silencieuse, respectueuse, empathique. Le calme revient. Nav Pavy continue d’interroger Neuk qui reprend son monologue et finit avec un ton déterminé et un grand sourire.
Cette séance n’a duré qu’une dizaine de minutes et pourtant la jeune adolescente de 14 ans semble être passée par tous les états. « Le plus important, se réjouit l’animatrice, c’est que la solution est venue de Neuk elle-même. Elle ne lui a pas été soufflée par ses camarades ni ses professeurs. Mais elle ne l’aurait sans doute pas trouvée sans cet exercice . » Cet exercice, fréquent chez Karol & Setha, Nav Pavy l’appelle le théâtre collectif. «Le but est d’apprendre aux participants les techniques d’écoute active à travers un exemple concret vécu par l’un d’entre eux. Ils découvrent ainsi comment mieux écouter les autres, mais aussi qu’en s’écoutant soi-même, ils peuvent trouver la réponse à leurs propres problèmes comme Neuk vient de l’expérimenter. »
Pour elle, Karol & Setha bien plus qu’un travail, c’est une vocation : « J’en ai beaucoup reçu et je crois que j’ai grandi pour devenir meilleure. »
Karol & Setha est un programme de formation créé en 2004 pour favoriser l’épanouissement des relations personnelles, familiales et sociales.
Proposé en priorité auprès des jeunes adolescents et de leurs parents au Cambodge, ce programme fait partie de la formation intégrale déployée par Enfants du Mékong. Contrairement à ce qui se fait souvent, dans le domaine de l’affectivité notamment, l’originalité de cette formation développée par Jean- François et Myriam Frys est qu’elle n’est en aucun cas une formation importée d’un pays occidental, mais bien un programme d’éducation imaginé par et pour des Khmers.
L’objectif : s’attaquer aux causes profondes des problèmes relationnels inhérents à la société cambodgienne contemporaine en intégrant toutes les dimensions de la personne : le cœur, le corps et l’esprit. Un sujet vaste qui comprend évidemment les questions des relations amicales, affectives et sexuelles, sujet souvent tabou dans les familles au Cambodge. Un projet auquel Pav Navy a participé dès le début et qu’elle dirige aujourd’hui.
«À l’origine, j’ai une formation de vétérinaire, mais j’ai repris mes études il y a plusieurs années pour devenir psychologue et thérapeute familiale », explique la femme au regard doux dans un anglais fluide. L’histoire pourrait s’arrêter là. Elle serait déjà extraordinaire : celle d’une femme instruite qui s’est donné pour mission de soigner les maux des plus jeunes ainsi que les relations familiales blessées de son pays. Mais avant ses diplômes, Pavy fut une enfant, une fille et une femme ayant vécu dans sa chair les maux qu’elle désire aujourd’hui comprendre et soigner. Pour elle, Karol & Setha, c’est bien plus qu’un travail, c’est une vocation : « J’en ai beaucoup reçu et je crois que j’ai grandi pour devenir meilleure. »
Pav Navy est née dans le Cambodge rural des années soixante-dix dans un village de la province de Prey Veng, à 70 kilomètres de la ville la plus proche. Le pays de son enfance est en ruine après la tragédie des Khmers rouges.
Elle quitte sa famille à 11 ans. Ses parents illettrés ne peuvent pallier l’absence d’école dans le village. « Je ne rentrais plus que pour le Nouvel An ! C’était une manière pour moi de fuir les violences domestiques que nous imposait mon père.» Il faudra du temps pour que Pav découvre les ravages personnels qu’a causés son environnement familial. « Lorsque je suis devenue adulte, je me suis mise à détester les hommes et à travailler pour l’émancipation des femmes exclusivement. Un garçon amoureux de moi depuis longtemps a un jour demandé ma main à mes parents qui ont accepté. » Par obéissance et parce que rien ne se résout par la confrontation au Cambodge, Pav accepte cette union tout en se disant qu’elle gagnera sa vraie liberté après le divorce.
« L’amour de mon mari a été la première pierre qui m’a fait trébucher sur mes certitudes, confie dans un sourire Pav. Pendant un an, mon mari a su m’apprivoiser : nous vivions comme deux amis sous le même toit ! Il me respectait, me comprenait. Petit à petit, je me suis rendu compte que tous les hommes n’étaient pas mauvais, certains avaient même un bon cœur. » C’est à cette époque, en 2004, que Pav commence son apprentissage chez Karol & Setha. La jeune mariée se plonge alors avec avidité dans la découverte de ce nouveau champ d’exploration qu’elle pressent infini : la psychologie humaine et en particulier les différences entre celle des hommes et celle des femmes.
« Je voulais mieux connaître les êtres, mieux connaître mon mari aussi pour l’aimer à sa juste valeur, avec mon corps, mon cœur et mon esprit. » La jeune femme va de révélations en révélations : « J’ai appris en travaillant mes cours de psychologie que je ne pourrais pas aimer correctement mon mari si je ne m’aimais pas moi-même en premier. » S’aimer soi-même pour mieux aimer les autres. Tout un programme qui nécessite, Pavy en prend très vite conscience, de relire son histoire personnelle. « Mon père est un homme qui prend, mais ne donne pas ! À l’inverse, ma mère donne tout, mais ne reçoit jamais rien. Leur relation est profondément toxique. » Une relation toxique pourtant courante dans les familles cambodgiennes, mais Pavy l’affirme, c’est en comprenant les erreurs de ses parents qu’elle a pu s’en libérer, et leur pardonner. Dès lors, elle a été en mesure de réformer ses propres certitudes à commencer par cette question d’équilibre. « Si tu veux une relation harmonieuse dans ta famille, tâche de donner plus que tu ne reçois et entraîne ta famille à donner plus qu’à recevoir ! »
« Au Cambodge, il y a beaucoup de gens qui parlent, mais très peu qui écoutent. »
Cette soif de connaissance qui résonne avec sa propre histoire, Pav ne la désire pas que pour elle. Elle veut la transmettre à la fois pour aider les jeunes à éviter les écueils qu’elle a connus et accompagner les familles pour rééquilibrer les relations. « Au Cambodge, il y a beaucoup de gens qui parlent, mais très peu qui écoutent. » Alors Pav soigne inlassablement : à travers le programme de Karol & Setha dédié aux jeunes et à leur famille d’abord, et puis tous les samedis dans son cabinet privé de psychologie à Phnom Penh. « Lorsque je reçois des patients, je me retrouve dans leurs difficultés et cela m’aide à mieux les aider. » Pav est forte de toutes ses expériences et de toutes ses blessures. Ce sont elles qui aujourd’hui lui permettent de parler avec autorité et bienveillance à une jeunesse en perte de repères.
Car Pav l’affirme, « Le monde d’aujourd’hui comporte plus de risques qu’auparavant pour les jeunes Khmers », et c’est une femme qui a grandi dans l’ombre d’un génocide qui le dit. Le mal porte un nom : la pornographie ! Pav explique : « Les parents préoccupés par les contraintes économiques ont moins de temps à consacrer à leurs enfants et ne les guident plus sur ce qui est bon, mauvais ou risqué. Il y a peu de bons modèles au Cambodge. Beaucoup de parents préfèrent boire ou voir des amis pour se détendre plutôt que de privilégier les temps de qualité en famille.» Souvent livrés à eux-mêmes, les enfants se tournent donc vers leurs pairs et ce qui est à leur portée. En matière d’affectivité, cela signifie Internet et la pornographie. « Une industrie dans laquelle ils espèrent sincèrement trouver et comprendre comment aimer alors qu’elle est faite uniquement pour générer un maximum d’argent. À mon sens, c’est un crime de les exposer ainsi. La pornographie détruit l’amour ! »
À cet égard, la Covid-19 a été un accélérateur : « Avant, dans les milieux pauvres où j’interviens, seulement quelques adolescents entre 13 et 18 ans consommaient de la pornographie. Aujourd’hui, la plupart des jeunes que je rencontre ont vu ces images, y compris sur les réseaux sociaux. Ils sont perdus, s’interrogent sur leur identité sexuelle, leur genre etc. »
« Donner l’opportunité aux Khmers d’exprimer leurs émotions et de mieux se connaître est un apprentissage essentiel et prioritaire ! »
Face à ces maux, la famille traditionnelle khmère est démunie. Il faut dire qu’elle est elle-même en prise avec ses propres maux, à commencer par l’adultère banalisé. « Lorsque j’ai été sur le point de me marier, explique Pav, m’a mère m’a dit : Quand ton mari est à l’extérieur, ce n’est pas ton mari, quand il est à la maison, il n’est qu’à toi ! C’était une façon de me mettre en garde. La plupart des hommes sont infidèles au Cambodge. Mon père ne faisait pas exception. » Pourtant, en étudiant la psychologie, Pav découvre que ces comportements sont très souvent liés à un déficit d’estime de soi. Une découverte qui apporte de l’eau au moulin de Karol & Setha : « L’estime de soi développée chez les adolescents peut permettre de combattre l’infidélité qui est un moyen primaire de se rassurer chez l’homme autant qu’il est le signe d’un déficit d’estime de soi chez la femme qui l’accepte par tradition.» Dans la famille traditionnelle khmère, tout est fait pour saper la confiance en soi : « Les parents ne comparent que pour abaisser, ils ne félicitent jamais, mais ils sont prompts à la critique, détaille Pav. Souvent les enfants obéissent au chef de famille sans savoir ni comprendre pourquoi. Certains peuvent dire que c’est culturel, mais la réalité est que c’est surtout toxique. »
D’où l’importance aujourd’hui d’une formation comme Karol & Setha au Cambodge martèle avec conviction Pav : « Donner l’opportunité aux Khmers d’exprimer leurs émotions et de mieux se connaître est un apprentissage essentiel et prioritaire ! » Une conviction qui puise ses racines dans son histoire personnelle et qu’elle essaye de partager aujourd’hui avec le plus grand nombre.
Interview de Martin Maindiaux, recueillis par Antoine Besson
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