L’avenir s’écrit au féminin !

Sur les 774 millions d’adultes analphabètes dans le monde, les 2/3 sont des femmes selon l’UNESCO. Au Cambodge, si les deux dernières décennies ont vu une nette amélioration de l’alphabétisation et de la scolarisation des jeunes filles, leur vulnérabilité demeure un réel sujet de préoccupation.

 

Texte et photos : Antoine Besson

Une musique tonitruante retentit dans une vieille usine réhabilitée en espace de coworking et de création. Au cœur d’un quartier excentré de Phnom Penh, La Factory est un lieu où s’invente le Cambodge du XXIème siècle, moderne, branché et totalement affranchi de son image tiers-mondiste. Ici, les murs sont décorés par de célèbres artistes de rue et les jeunes entrepreneurs parlent autant des technologies du futur que de la mode de demain. Et c’est justement de la mode qu’il est question ce soir. Sous les hautes baies vitrées du plafond, la musique électro accompagne un défilé de haute couture. Au milieu des créateurs et du gotha khmer, une enfant des rizières se tient là, parfaitement à sa place.

Kongka Chan a grandi loin de la ville, dans une province rurale, une parmi les plus pauvres du Cambodge, le Banteay Meanchey. Née dans le village de Preas net preas, Kongka a aujourd’hui 28 ans, mais elle n’en avait que 13 quand, du jour au lendemain, elle a vu ses deux parents abandonner leur maison et leurs cinq filles pour fuir leurs créanciers. « Mes parents n’avaient aucune instruction. Ils n’arrivaient pas à gérer leur argent et ne parvenaient plus à rembourser leurs dettes. Ils ont préféré traverser la frontière thaïlandaise pour trouver du travail et ne pas être retrouvés. » Les filles ignorent où se trouvent leurs parents et doivent se débrouiller seules. Encore aujourd’hui, le visage de Kongka se trouble quand elle évoque la peur qui l’habitait à l’époque. La jeune fille est la seconde de la fratrie et craint le moment inéluctable où les hommes des environs découvriront que cinq jeunes filles mineures vivent seules, sans protection, dans une maison sans fenêtres ni portes. « Au Cambodge, il y a souvent des histoires de jeunes filles abusées. » Les larmes montent aux yeux de la jeune femme quand elle en parle encore aujourd’hui : « J’étais terrifiée. Ça a été mon pire cauchemar, vous savez ? »

Soeur Michelle se bat pour les femmes et les enfants de Sihanoukville ©Antoine Besson
Soeur Michelle se bat pour les femmes et les enfants de Sihanoukville ©Antoine Besson

Transmission morale

Le Cambodge, dont la moitié de la population a moins de 18 ans, a perdu 90% de ses intellectuels lors du génocide perpétré par les Khmers rouges au pouvoir entre 1975 et 1979. Depuis 40 ans, le pays se reconstruit lentement et doit faire face à de nombreux défis dont la question épineuse de la transmission morale. « Le traumatisme du génocide a engendré au sein de la société khmère une rupture dans le développement du pays et la transmission des savoirs y compris des tabous moraux, explique Martin Maindiaux, directeur Cambodge d’Enfants du Mékong. Aujourd’hui, la situation est aggravée par l’omniprésence d’internet et l’accessibilité à la pornographie sur les téléphones portables. » Ce sont presque toujours les femmes et les enfants qui sont les premières victimes de cette perte de repères comme le montre l’exemple de Kongka. Combinée au manque d’éducation et à la pauvreté endémique de certaines régions rurales, ces facteurs ont des répercussions durables. C’est le constat de l’Agence cambodgienne pour le développement féminin (CWDA) à l’origine d’un programme prioritaire de scolarisation des filles dans le pays pour lutter contre la traite des êtres humains.

« Le traumatisme du génocide a engendré au sein de la société khmère une rupture […] dans la transmission des savoirs y compris des tabous moraux. »

Kongka, ancienne filleule d'Enfants du Mékong a été abandonnée par ses parents à l'âge de 13 ans, avec ses quatre sœurs. ©Antoine Besson
Kongka, ancienne filleule d’Enfants du Mékong a été abandonnée par ses parents à l’âge de 13 ans, avec ses quatre sœurs. ©Antoine Besson

« Les Cambodgiennes analphabètes et pauvres sont davantage susceptibles de s’adonner à la prostitution pour leur subsistance ou d’être exposées à l’esclavage sexuel. Selon les estimations, il y aurait environ 15 000 prostituées à Phnom Penh, dont environ 65 % de victimes de traite et d’exploitation sexuelle interne », explique l’organisme pour contextualiser son action.

De telles initiatives gouvernementales combinées à l’action de nombreuses associations sur le terrain ont considérablement amélioré la situation du Cambodge et notamment son système éducatif durant les deux dernières décennies. La Constitution cambodgienne actuelle garantit par exemple le droit universel à l’éducation de base, dont neuf ans de scolarisation obligatoire gratuite. L’État a également ratifié et adopté les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) et la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, qui garantissent l’accès à l’éducation pour tous. « Aujourd’hui, n’importe quelle fille qui s’inscrit à l’université bénéficie automatiquement de 50% de réduction sur le coût des études, y compris dans le privé. Des internats sont également mis en place à proximité des écoles par le gouvernement », précise Martin Maindiaux.

D’après les statistiques de la Banque mondiale, le taux d’alphabétisation des femmes de plus de 15 ans serait passé d’un peu moins de 57% en 1998 à 75% en 2015.

Plaidoyer pour l'éducation

Un document des Nations Unies explique : « Les études internationales d’organismes comme l’UNESCO ont démontré l’impact positif de l’alphabétisation des femmes sur le développement d’un pays. Plus les femmes suivront des études, plus leurs enfants seront en bonne santé. Un enfant dont la mère sait lire a 50 % de chances supplémentaires de survivre après l’âge de cinq ans. Chaque année qu’une mère passe de plus à l’école diminue également le taux de mortalité infantile de 5 à 10% selon les statistiques. L’éducation améliore également les perspectives d’emploi des hommes et des femmes et l’éducation de la population féminine en particulier stimule la productivité d’un pays et la croissance économique. Certains pays notent un manque à gagner de plus d’1 milliard de dollars par an directement lié au niveau d’éducation des filles inférieur à celui des garçons. »

Au sud du pays, dans une ville en pleine mutation, une autre femme lutte contre la vulnérabilité des femmes et des enfants au Cambodge. « Ça ne vous ennuie pas si l’on s’assoit par terre ? » demande en souriant sœur Michelle en désignant le sol carrelé. Délaissant la chaise qui lui est destinée, la religieuse s’installe à hauteur d’enfants. C’est au cœur des quartiers malfamés de Sihanoukville qu’elle a choisi d’installer son centre Fontaine de vie « à proximité de ceux qui ont soif ». La ville du sud du Cambodge connaît un développement touristique effréné au profit de nombreux investisseurs chinois. Les casinos se multiplient et, avec eux, les trafics et la prostitution, apportant leur lot de violence. Au bout de la rue, des femmes vendent leurs charmes et des enfants sont livrés à eux-mêmes. « Les personnes auprès de qui nous vivons sont comme des plantes qui meurent. Soudain elles entrent en contact avec de l’eau, c’est-à-dire de l’amour, alors elles revivent », explique avec douceur la religieuse aux traits tirés par la fatigue. Avec son équipe d’enseignants, sœur Michelle accueille les enfants du quartier, répondant ainsi au premier charisme de sa congrégation, les sœurs de Notre-Dame de Charité du Bon Pasteur. « Une quarantaine d’enfants de 3 à 6 ans nous sont confiés pour éviter qu’ils ne traînent dans la rue et soient victimes d’abus. » Au centre, ils sont nourris et apprennent des rudiments de khmer, d’anglais et de chinois. Le soir, les plus grands viennent les rejoindre pour des cours supplémentaires. Les week-ends, la religieuse et ses enseignants organisent des campagnes de sensibilisation auprès des familles pour prévenir les trafics et les abus : « Je vois une vraie évolution dans le pays. Les médias ont commencé à diffuser des programmes de sensibilisation et je crois que de plus en plus de Cambodgiens ont conscience de ce qu’est un comportement approprié. Mais l’éducation reste ce qu’il y a de plus important car elle réduit la violence y compris la violence contre les femmes ! »

L’éducation reste ce qu’il y a de plus important car elle réduit la violence, y compris la violence contre les femmes.

Des femmes porteuses de solution

Les femmes, c’est la grande affaire de la vie de Sœur Michelle ! À Bangkok, en Thaïlande, elle découvre la misère du tourisme sexuel à Pattaya. Là, elle ouvre son premier centre en 1988. Elle y partage la vie des femmes qui l’entourent sans les juger mais en les soutenant. Elle les visite en prison et leur propose des formations afin de les rendre indépendantes. « L’éducation est la clef vers la liberté », explique-t-elle. C’est la même formule qu’elle reproduit depuis 2006 à Sihanoukville.

Accueillie au centre de Sisophon avec sa sœur aînée, Kongka Chan aussi a pu continuer à aller à l’école. Bien que brillante, elle a choisi une formation professionnalisante dans l’hôtellerie plutôt que l’université, pour pouvoir aider plus rapidement sa famille en travaillant. En 2015, Kongka participe à l’émission de télé-réalité Cambodia’s next top model qu’elle gagne. Du jour au lendemain, elle est consacrée l’une des plus belles jeunes femmes du Cambodge. Elle défile sur les podiums, anime des émissions de télévision et peut rembourser les dettes de ses parents, assurer la sécurité de ses sœurs et leur offrir une nouvelle maison.

Formation des intervenant du centre "Fontaine de Vie" en vue des campagnes de prévention contre les violences faites aux femmes ©Antoine Besson
Formation des intervenant du centre « Fontaine de Vie » en vue des campagnes de prévention contre les violences faites aux femmes ©Antoine Besson
Des internats réservés aux jeunes filles sont mis en place à proximité des écoles par le gouvernement ©Antoine Besson
Des internats réservés aux jeunes filles sont mis en place à proximité des écoles par le gouvernement ©Antoine Besson

Aujourd’hui, Kongka garde la tête sur les épaules et réfléchit à l’avenir sereinement. Si les femmes pauvres et analphabètes constituent la plupart des victimes d’abus, une fois éduquées, elles deviennent alors porteuses de solutions. La jeune femme envisage de reprendre des études de créateur de mode et projette de lancer une marque de vêtement qui ferait travailler des femmes célibataires dans les bidonvilles « pour que jamais ces femmes n’aient à faire ce que mes parents nous ont fait ! » Quand Kong Ka se retourne sur son parcours, elle confie qu’elle a eu, pour la première fois, le sentiment d’appartenir à une famille le jour où elle est entrée chez Enfants du Mékong. Les lettres de ses parrains et marraines lui ont donné une force nouvelle. Elle a compris qu’elle n’était pas seule. Sa détermination et le parrainage lui ont sauvé la vie parce que, comme elle l’affirme encore aujourd’hui : « Seule l’instruction peut sauver les filles au Cambodge ! »

Dans son Centre "Fontaine de Vie", soeur Michelle éduque les enfants, les protège et mène des campagnes de prévention contre les trafics d'êtres humains ©Antoine Besson
Dans son Centre « Fontaine de Vie », soeur Michelle éduque les enfants, les protège et mène des campagnes de prévention contre les trafics d’êtres humains ©Antoine Besson

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Antoine Besson Rédacteur en chef du magazine Asie Reportages Contact