L’école birmane de Sœur Lakana

Dans les quartiers populaires de la ville de Phuket, à proximité du port de pêche, une femme se bat depuis plus d’une décennie pour donner une place à une minorité discriminée : les migrants birmans.

Dans les quartiers populaires de la ville de Phuket, à proximité du port de pêche, une femme se bat depuis plus d’une décennie pour donner une place à une minorité discriminée : les migrants birmans. Clef de l’économie locale qui s’appuie souvent sur des salaires à bas prix, ils sont de plus en plus nombreux à tenter leur chance en Thaïlande. Grâce à une école, Sœur Lakana entend intégrer à la société thaïlandaise ces personnes qui se battent pour avoir un avenir.

Texte : Fantine VERLEENE – Photos : Antoine BESSON

Soeur Lakana en Thaïlande
Soeur Lakana pose la veille de la fête de Songkran, dans son école.

Petite, l’œil rieur, Lakana n’est pas le genre de femme que l’on s’attend à croiser dans les rues de Phuket. D’autant que son uniforme, un voile noir sur la tête et une robe bleue, semble indiquer qu’elle a dédié sa vie à d’autres réalités, d’autres combats, un autre amour. On est loin des plaisirs de la plage, des paysages instagramables et des jeux d’eau qui ont fait la réputation mondiale de ce petit coin de Thaïlande. Pourtant, à l’en croire, Lakana est parfaitement à sa place dans ce haut lieu du tourisme de masse. À sa place non pour être servie mais pour être au service. « C’est la plus belle des missions, glisse-t-elle, servir les enfants qui n’ont rien et qui doivent même parfois travailler pour survivre ! »

Sœur du Bon Pasteur dont la mission apostolique est de venir au secours des plus nécessiteux et des victimes d’abus et de trafic humain, tous les jours ce petit bout de femme énergique de 59 ans embrasse le combat de ceux qui vivent dans l’arrière-cour de ces plages paradisiaques avec pour seules armes l’éducation, l’accompagnement humain d’une petite armée de bénévoles et de professeurs, et un bon repas !

Originaire de l’ancienne citée royale thaïlandaise d’Ayutthaya, Lakana Sukhsuchit est envoyée dans la province de Nong Khai dans le nord du pays, puis en Inde avant d’être missionnée par son ordre à Phuket en 2009. Là, on lui demande de fonder une mission pour lutter contre le trafic d’êtres humains. Rien n’existe encore, tout est à faire. « Je n’avais aucune expérience dans ce domaine, je ne savais pas vraiment ce que cela signifiait et je me demandais par où commencer. Ma seule certitude était que je devais faire de mon mieux car c’était ici que Dieu m’avait envoyée ! »

L’image de ces jeunes enfants qui faisaient un travail extrêmement dur me hante encore.

Les enfants de l'école birmane de Soeur Lakana
Tous ces enfants qui vont recevoir leur diplôme sont illégaux en Thaïlande et ne pourraient pas être scolarisés ailleurs.

LE TRAVAIL DES ENFANTS

Son arrivée coïncide avec la fin des projets humanitaires portés par l’Église après le tsunami qui a frappé le sud de la Thaïlande en 2004. Lakana accompagne la fin d’un projet sanitaire auprès des communautés de migrants à Phuket avant de monter sa propre mission. C’est là qu’elle découvre l’envers du décor des affiches touristiques. Au cours de ces six mois fondateurs, elle élargit sa compréhension des enjeux de la lutte contre le trafic humain : « Au début, dans mon esprit, la lutte contre le trafic humain était seulement liée à l’industrie du sexe à Phuket. Je ne m’étais pas rendu compte que l’exploitation des travailleurs migrants dans des conditions de très grande précarité était un autre exemple de trafic humain ».

De la même façon que l’on fait venir à Phuket des jeunes filles (issues de régions pauvres de la Thaïlande) pour l’industrie du sexe, des personnes, voire des familles, sont recrutées en Birmanie pour aller travailler en Thaïlande. « Dans les deux situations, les motivations sont les mêmes : on leur promet une meilleure vie et un bon salaire ! »

Une fois arrivés à Phuket, ils sont exploités par leur employeur, entassés dans des logements insalubres et ne peuvent pas faire valoir leurs droits à cause de l’illégalité de leur entrée sur le territoire. Les migrants sont ainsi victimes de nombreux abus et ne peuvent plus fuir. Impossible en effet de repartir en Birmanie sans d’abord travailler pour payer leur dette au passeur, puis payer à nouveau un passeur pour rentrer. La plupart d’entre eux sont contraints de travailler à l’usine de séchage de poissons ou sur les chantiers de construction pour un salaire de misère.

Déjà révoltée par cette situation, Lakana découvre alors que l’exploitation commence très jeune : « Quand nous visitions des chantiers, à chaque fois nous voyions des enfants qui portaient des briques et travaillaient avec leurs parents. L’image insoutenable de ces jeunes enfants qui faisaient un travail extrêmement dur me hante encore aujourd’hui. »

Sœur Lakana sait dès lors qu’elle a trouvé sa mission à Phuket : offrir une vie décente et un meilleur avenir à ces enfants. La question des moyens ne se pose même pas : ce sera l’école, une école mobile qui vient à leur rencontre puisqu’eux ne peuvent pas y aller.

« Nous allions d’usines en chantiers et nous essayions de réunir les enfants pour leur faire classe. »

Je parraine un enfant
L'école birmane de Soeur Lakana

L'ÉCOLE : UNE SOLUTION CONCRÈTE

En août 2010, moins d’un an après ses débuts, le propriétaire d’une usine de séchage de poissons, vaincu par les demandes répétées de Lakana, accepte de lui laisser une salle pour en faire une petite classe accueillant les enfants des travailleurs. Lakana argumente que ce sera l’occasion de rendre les parents plus libres et efficaces dans le travail. Rien ne lui résiste. L’école est un succès ! Pendant deux ans, le nombre d’enfants accueillis ne fait qu’augmenter, jusqu’en 2012 où le propriétaire refuse de continuer l’expérience, débordé par le nombre d’enfants.

Sœur Lakana ne se laisse pas pour autant abattre. Forte de ces enfants toujours plus nombreux qui comptent sur elle, elle crée et construit sa propre école en 2013, The Good Shepherd Learning Center for Burmese Children. Dix ans plus tard, le centre accueille quotidiennement plus de 380 enfants birmans et emploie dix professeurs thaïs et birmans. Un chiffre qui a considérablement augmenté ces deux dernières années à cause de la guerre civile en Birmanie. Devenu une institution à Phuket, le centre est la seule opportunité pour les enfants migrants d’avoir accès à l’école.

« Tous les enfants ont le droit à l’éducation et devraient pouvoir aller à l’école, peu importe qu’ils aient des papiers légaux thaïs ou non ! Notre objectif est de les protéger, de leur donner la possibilité d’un meilleur futur et de leur faire prendre conscience de leurs droits et de leur valeur. Notre école est ce lieu unique dans leur vie où ils savent qu’ils peuvent être en sécurité et où ils peuvent apprendre et se développer. »

Quand on lui demande ce qui a changé entre sa première année à Phuket et aujourd’hui, Sœur Lakana est plutôt optimiste : « Avant les parents ne voyaient pas l’intérêt de l’école pour leurs enfants, ils attendaient juste qu’ils aient 9 ou 10 ans pour qu’ils soient capables de travailler et gagner de l’argent. Nous nous sommes battues longtemps pour le droit à l’éducation de ces enfants. Nous passions nos soirées à visiter les familles dans les communautés et à supplier les parents de laisser leurs enfants venir à l’école. Aujourd’hui les mentalités ont beaucoup évolué. La plupart des parents ont compris l’intérêt de l’instruction. Plusieurs élèves, en primaire dans notre centre, ont, par la suite, pu entrer à l’école publique thaïe pour continuer à étudier au collège puis au lycée. »

Parmi ces anciens élèves diplômés, certains sont devenus traducteurs dans des hôpitaux ou des cliniques car ils parlent couramment le thaï et le birman. Ces exemples ont fait comprendre aux parents que, grâce à l’école, leurs enfants pouvaient mieux s’intégrer dans la société thaï et prétendre à de meilleurs métiers, avec un salaire stable et régulier. Outre le thaï et l’anglais, c’est le programme scolaire birman qui est enseigné dans le centre de Sœur Lakana. Une disposition qui laisse une plus grande liberté aux familles : cela leur permet de choisir entre retourner en Birmanie et poursuivre leur scolarité là-bas, ou rester en Thaïlande et s’insérer dans le système scolaire public thaïlandais. La religieuse est en étroit contact avec les écoles publiques afin de pouvoir y envoyer chaque année de nouveaux enfants. Un contact essentiel car le gouvernement ne donne de subventions aux écoles publiques que pour le nombre d’enfants ayant des papiers thaïs officiels. L’accueil d’enfants birmans, qui représente donc un coût élevé pour les écoles, se fait au bon vouloir de chaque directeur et n’est pas aisé à faire accepter.

Une ancienne élève du centre Good Sheperd
Cette ancienne élève, ayant bénéficié d’une formation de cuisinière dans le nord de la Thaïlande, témoigne aux autres élèves de sa réussite.

ENTRER DANS LE SYSTÈME THAÏ

C’est d’ailleurs l’une des préoccupations de Sœur Lakana pour le futur. « Nous avons aujourd’hui beaucoup d’enfants nés en Thaïlande, après que leurs parents ont migré depuis la Birmanie. Ils sont familiarisés avec la Thaïlande, n’ont jamais vécu en Birmanie, et parlent parfois mieux le thaï que le birman. Mais ces enfants vont grandir et, s’ils ne sont pas reconnus par le gouvernement thaïlandais, ils se retrouveront apatrides. Nous sommes en train de discuter de ce problème avec les autorités. » Aujourd’hui l’école représente une solution très concrète pour ces centaines d’enfants. En effet, « si un jeune Birman est diplômé de l’université thaïe, il obtient automatiquement la nationalité. C’est donc cela mon espoir pour ces enfants. Il faut impérativement les encourager à entrer dans le système thaï et à aller à l’université ! »

Le succès de ces enfants devient ma plus grande source de bonheur.

De belles histoires qui donnent de l’espoir, il y en a plusieurs. Si Lar est un jeune Birman que Sœur Lakana a rencontré la première année, lui et son frère travaillaient alors sur les chantiers avec leurs parents. Il a été accueilli dans l’école informelle pour apprendre le thaï, puis a pu aller à l’école publique et poursuivre ses études. Si Lar est aujourd’hui diplômé d’une formation technique et désormais chef de chantier. Il est donc toujours sur un chantier, là où Sœur Lakana l’a rencontré pour la première fois, mais il n’a plus 8 ans et surtout il a un bon poste, et un salaire qui lui permet de bien vivre. Sœur Lakana raconte qu’un jour Si Lar l’a appelée et lui a dit « Je suis très reconnaissant de la chance que vous m’avez donnée, vous êtes comme une maman pour moi », mais elle s’empresse de préciser « cela ne signifie pas que je suis fière de moi, c’est juste que le succès de ces enfants devient ma plus grande source de bonheur ».

Plus d'articles asie reportages