L’école birmane de Sœur Lakana
Dans les quartiers populaires de la ville de Phuket, à proximité du port de pêche, une femme se bat depuis plus d’une décennie pour donner une place à une minorité discriminée : les migrants birmans.
En Thaïlande, la nouvelle politique antimigratoire a jeté le trouble sur la zone frontalière avec la Birmanie. Là où les échanges étaient courants et acceptés de tous, la guerre civile a rebattu les cartes. Face à l’horreur des persécutions et des bombardements côté birman, la vie cède la place à la survie.
Texte et photos : Antoine BESSON
Depuis les berges, un tableau envoûtant de vie et de quiétude se dessine loin des représentations traditionnelles que l’on se fait d’une frontière. Dans la province de Tak, la rivière Moei est un cours d’eau paisible frayant son chemin vers le bassin de la Salouen au nord, où elle se jette dans le fleuve, scindant au hasard de ses flots les terres et les peuples de Birmanie et de Thaïlande.
Quelques femmes au visage marqué au tanaka, ce cosmétique typiquement birman, bassines juchées sur la tête, transportent la lessive du jour. Des hommes pêchent un peu plus loin tandis que des enfants se baignent ou tentent d’attraper quelques crustacés. Dans les rayons du couchant, des barques glissent sur l’eau et les rires des enfants résonnent derrière les barbelés. On en oublierait que ces scènes de la vie quotidienne se déroulent sur une frontière où patrouillent des militaires armés et qu’à quelques encablures, la guerre assassine des milliers d’innocents.
Côté thaï, dans un petit village non loin de la frontière, Kabi, 42 ans, est installé devant quelques maisons de bois. Le soleil d’avril darde ses rayons brûlants sur les tôles des toits. Originaire de Pathein près de l’Irrawaddy, Kabi est arrivé en Thaïlande il y a 5 ans, avant la guerre. « La liberté, le travail, la vie : tout est mieux ici ! ».
Père de deux enfants, chef d’une petite communauté birmane d’une trentaine de familles, il loue sa force comme journalier mais regarde l’avenir avec inquiétude. Il a reçu récemment des nouvelles de son village : « Les militaires ont envahi les lieux et forcent les hommes à s’enrôler. Ceux qui refusent de devenir soldats ont fui et sont en route pour la Thaïlande. » Kabi sait qu’il va falloir faire face à une nouvelle vague de migrants clandestins et trouver une place pour chacun de ces frères de désespoir, leur trouver un emploi et, pour les enfants, une place à l’école.
Depuis le 1er février 2021, la Birmanie connaît une guerre civile sans précédent, conséquence du refus de la grande majorité du peuple d’approuver le coup d’État perpétré par l’armée à la suite d’élections législatives dont le résultat lui était particulièrement défavorable. D’abord pacifique, la contestation s’est muée en une guérilla à laquelle participent autant les milices ethniques que des groupes de citoyens armés autoproclamés « Forces de défense du peuple ». Face à cette résistance inédite, l’armée de métier, mise en difficulté au sol, dépend de plus en plus de sa suprématie aérienne. En 2022, elle aurait eu recours plus de 670 fois à des bombardements, contre 70 en 2021, ciblant parfois délibérément des villages, des concerts ou même des écoles. En Birmanie, la mort vient du ciel sans distinction entre les combattants et les civils.
« Tous les soirs, nous entendons les échos des bombardements et des combats. »
Déjà plus d’un million quatre cent mille déplacés intérieurs et réfugiés qui fuient les massacres ont été recensés. « La frontière thaïlandaise est un refuge naturel pour nous, elle est beaucoup plus simple à traverser que la frontière avec le Bengladesh », confie Kabi. Surtout, la Thaïlande est historiquement une terre d’asile pour les réfugiés birmans et en particulier les Karens dont l’État borde le pays du sourire. Sur la frontière, treize camps dont la population totale avoisine les 100 000 personnes témoignent de ce passé commun.
Sur la route d’Umphiang, la montagne sent la terre et la sève chaude. Des effluves de jasmin sauvages se mêlent à l’odeur âcre de la fumée des brûlis. Umphiang est l’un de ces camps de réfugiés. Des militaires thaïlandais y gardent les accès à la route, et la vie de ceux qui ont fui la guerre ou la misère il y a 30 ans est partagée entre l’enfermement oisif ou le travail dans les champs pendant la haute saison, lorsqu’ils obtiennent une rare dérogation.
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Embauchés dans les plantations fertiles des alentours, ils travaillent cette terre qui ne sera jamais la leur. En Thaïlande, les réfugiés sans carte de séjour ne peuvent ni étudier dans les écoles thaïes, ni voyager dans le pays. « Dans les camps, les réfugiés sont déshumanisés parce qu’on leur retire tout ce qui fait d’eux des hommes : leur liberté de mouvement, de travail, de décider par eux-mêmes. Les camps ne font que repousser les problèmes des réfugiés, seule l’éducation est une solution à long terme », explique Lah Shee, directrice de programme de l’association Burmese Migrant Workers’ Education Committee (BMWEC). Dans la crise actuelle, ces camps d’un autre âge n’accueillent plus de nouveaux réfugiés et, depuis le coup d’État de 2014, le gouvernement issu des rangs de l’armée en Thaïlande tente de mettre en place une nouvelle politique de contrôle drastique des migrations.
Les camps ne font que repousser les problèmes des réfugiés, seule l’éducation est une solution à long terme
La frontière commune entre la Birmanie et la Thaïlande court sur toute la hauteur du pays. Dans le Sud, dans la région de Phuket, de nombreux migrants clandestins sont en quête de travail. Leurs conditions de vie sont souvent précaires comme cette maison construite sur une décharge.
Nos actions pour les réfugiésÀ quelques kilomètres du camp, à Pawai, dans un village clandestin de deux cents âmes, majoritairement peuplé d’enfants, les nouveaux migrants arrivent en masse. Les camps étant fermés, l’immigration clandestine en dehors de toute structure est la nouvelle norme pour échapper à la guerre civile. Profitant du contexte sanitaire mondial, les autorités thaïlandaises ont interdit l’accueil de réfugiés autre que temporaire. L’armée patrouille ainsi le long des frontières, intercepte et confine les populations qui la traversent. Autorisées à se mettre à l’abri pour quelques heures ou quelques jours, les familles sont renvoyées dès que les tirs ou les bombardements cessent. Il faut donc redoubler de ruse et de discrétion et éviter les mouvements de foule pour trouver refuge en Thaïlande.
To Mei est l’un de ces réfugiés clandestins installés dans le village de Pawai. Il regarde tristement la horde de frimousses souillées passer devant lui. « Cela fait plusieurs jours que nous n’avons plus d’eau pour nous laver », lance-t-il laconique. Au plus fort de la saison chaude, ces lieux de vie improvisés par une population clandestine doivent faire face à des enjeux sanitaires complexes et à un afflux constant de nouveaux réfugiés.
Parmi eux, de plus en plus d’enfants. C’est le réflexe de beaucoup de parents tentés de les mettre en sécurité tandis qu’ils restent au village pour travailler la terre ou se battre contre l’armée. « C’est aussi un choix délibéré pour l’éducation, ajoute un professeur de la région qui préfère garder l’anonymat. Les écoles thaïes ont un niveau réputé en Birmanie sans compter que depuis le coup d’État, le système scolaire birman s’est complètement effondré et de nombreux professeurs et parents d’élèves désertent le système officiel en signe de contestation. » On estime que 40 % de la population en âge d’aller à l’école serait déscolarisée en Birmanie.
De l’autre côté de la frontière, la situation n’est pas meilleure : « Il y a de nouvelles règles non officielles qui circulent dans la province de Tak : les directeurs d’écoles thaïes sont incités à ne pas prendre d’élèves sans papiers ou à limiter leur nombre dans les classes. Mais il faut reconnaître que la plupart des Thaïlandais sont sensibles au destin des réfugiés, en particulier des enfants. Ils aident à condition que cela ne se sache pas ! »
Face aux besoins, un autre type d’école s’est créé : les learning center, structures qui reposent la plupart du temps sur la volonté d’un ou plusieurs professeurs de ne pas laisser les enfants migrants sans instruction. Ces petites écoles de tailles très variables assurent les bases d’une scolarité birmane. Si Li Taune accueille 126 élèves dans une école aménagée dans une maison rudimentaire. À 35 ans, cette jeune femme a repris le flambeau d’un projet créé par son père : « L’essentiel est d’assurer la continuité scolaire pour éviter que ces années ne soient des années perdues ». D’autres structures plus importantes soutenues par des institutions et des associations financées par la diaspora birmane existent comme la fondation Hsa Thoo Lei qui accueille à Mae Sot plus de 1000 élèves migrants dont 84 sont logés en pensionnat.
Kyaw Kwy Sue a 16 ans et un visage poupon encore marqué par les rondeurs de l’enfance. Pourtant son histoire est celle de centaines d’enfants que la guerre pousse trop vite sur les sentiers de la vie d’adulte. Kyaw Kwy Sue a fui son village d’origine où la milice ethnique voulait le recruter de force pour être un enfant soldat : « Je ne veux pas devenir soldat car je ne veux pas tuer », explique-t-il.
Avec quatre autres jeunes de son village, il est venu chercher l’anonymat et la sécurité en Thaïlande mais n’a pas trouvé de place dans un pensionnat. C’est finalement une ancienne réfugiée birmane aujourd’hui naturalisée thaïlandaise qui l’a recueilli : Eh Thoo.
Eh Thoo, c’est le symbole même de l’incroyable solidarité qui unit les réfugiés birmans et des ressources insoupçonnées dont ils peuvent faire preuve pour s’entraider. Maman de substitution pour 52 enfants isolés sans présence légale sur le territoire thaïlandais, cette enseignante explique son dévouement incroyable par son histoire personnelle : « Je viens de nulle part, d’aucun village car ma mère qui m’a élevée seule n’a jamais cessé de se déplacer pour fuir les combats. Alors je comprends la détresse de ces enfants ! » Des larmes coulent sur le visage avenant de cette femme discrète à l’évocation de ces souvenirs d’enfance. Entièrement dévouée à la cause des enfants dont elle prend soin, elle justifie son courage et sa détermination par une simple phrase qui sonne comme une devise pour celle qui a déjà trop côtoyé la mort : « La vie est trop courte ! »
La vie est trop courte
On pourrait croire qu’une personnalité comme Eh Thoo n’est pas courante. De fait, ces profils ne cherchent pas à attirer sur eux la lumière des projecteurs. Pourtant ils sont nombreux en ces temps de crise à tenter de venir au secours des enfants victimes de cette guerre injuste. Ainsi Di Thoo, homme robuste de 45 ans, remonte la rivière Moei pour rejoindre son école créée en 2018 en Birmanie. Fils d’un père issu de l’ethnie Mon, immigré pendant six ans aux États-Unis, il revient en Birmanie parce qu’il ne se fait pas à la vie en ville : « Ici la vie est plus facile et de bien meilleure qualité ».
Rapidement, il découvre que trop d’enfants sans éducation traînent dans les villages et la jungle. Il ouvre alors une école qui accueille aujourd’hui 207 écoliers à 20 kilomètres de la frontière, au nord de l’État Karen. L’objectif était de créer des formations uprofessionnelles mais la guerre a tout bouleversé : « Tous les soirs, nous entendons les échos des bombardements et des combats. Il y a un mois, une bombe est tombée près de l’école. »
Les élèves viennent de la jungle entière où les villages détruits sont nombreux, comme Naw Nie Nie Hoo, 17 ans, dont le village a été bombardé et transformé en base arrière de l’armée à plus de 200 kilomètres de là. Le dernier projet de Di Thoo pour mettre ces enfants à l’abri a été d’acheter un terrain de l’autre côté de la frontière, en Thaïlande cette fois-ci, pour donner aux écoliers un lieu de repli en cas de bombardement. « Aujourd’hui, ma priorité c’est la sécurité, sauver la vie de ces enfants et préparer leur avenir grâce à l’éducation. La nourriture vient après, c’est une question de survie ! »
La survie, c’est bien de cela qu’il s’agit aujourd’hui pour les milliers de réfugiés clandestins en Thaïlande. Partout, les visages se ferment à la seule évocation de l’avenir. La guerre et l’horreur sont trop proches pour qu’un futur soit réellement envisageable. Dans ce contexte désespéré, quelques braves osent malgré tout brandir l’école et le savoir comme seuls porteurs d’espoir.
Ma priorité c’est la sécurité de ces enfants et préparer leur avenir grâce à l’éducation
Dans les quartiers populaires de la ville de Phuket, à proximité du port de pêche, une femme se bat depuis plus d’une décennie pour donner une place à une minorité discriminée : les migrants birmans.
En Thaïlande, la nouvelle politique antimigratoire a jeté le trouble sur la zone frontalière avec la Birmanie. Là où les échanges étaient courants et
acceptés de tous, la guerre civile a rebattu les cartes. Face à l’horreur des persécutions et des bombardements côté birman, la vie cède la place à la survie.
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