L’industrialisation et le développement du Cambodge poussent des centaines de familles à quitter leurs villages et leurs provinces pour trouver du travail. S’amassant dans les quartiers pauvres de la capitale, leur rêve d’une vie meilleure vire souvent au cauchemar.
L’industrialisation et le développement du Cambodge poussent des centaines de familles à quitter leurs villages et leurs provinces pour trouver du travail. S’amassant dans les quartiers pauvres de la capitale, leur rêve d’une vie meilleure vire souvent au cauchemar.
Par Xavier GUIGNARD
« Je vous déconseille fortement d’y goûter ! » L’injonction a de quoi surprendre, surtout lorsqu’elle vient du vendeur. Pourtant Peneth est formel : la nourriture qu’il vend n’est pas pour les Européens. L’odeur environnante semble lui donner raison. Des effluves d’ail, de piment et de fruits de mer s’élèvent dans l’air déjà pollué de Phnom Penh, la capitale cambodgienne. Une fragrance qui ne perturbe pas Peneth, alors qu’il répand comme chaque matin du glutamate en poudre sur sa marchandise. Cette marchandise, ce sont quelques kilos de petits coquillages bouillis qui sèchent au soleil sur un chariot métallique, assemblage de deux roues de vélo, d’une armature rouillée et d’une grande plaque d’aluminium. Un tabouret de plastique consolidé à grand renfort de gros scotch fait office d’élément de confort. Son conseil donné, l’homme s’active. Saisissant à pleines mains les poignées de métal usé, il enlève d’un coup de pied la cale de son chariot qui commence à rouler dans un couinement suraigu. Il est à peine 9 heures lorsque Peneth, suivi de plusieurs dizaines de vendeurs, se met en marche. La colonne de chariots se disperse lentement dans les rues cahoteuses de la mégapole. Il fait déjà près de 30 degrés.
Tous ont quitté leur village dans l’espoir de trouver un travail à la capitale.
Pour bien sécher, les coquillages doivent rester au soleil, ce qui oblige les vendeurs à faire de même. Un labeur pénible et usant que Peneth accomplit pourtant chaque jour depuis des années.
Si la journée est bonne, il pourra en tirer 65 000 riels (15 euros) et rembourser une partie de sa dette. Mais le pari est risqué. Lorsque le soleil ne se montre pas ou, pire, s’il se met à pleuvoir, les coquillages ne sèchent plus et toute la marchandise est perdue. Il lui arrive donc de passer deux jours entiers à vendre, avant de rentrer dans son quartier de Boeung Trabaek.
Construit aux abords du lac et du canal éponymes, Boeung Trabaek a mauvaise réputation. À chaque épisode pluvieux, les habitations insalubres se retrouvent inondées par les eaux du canal, chargées des déchets de la ville. L’augmentation démographique de ces dernières années n’a fait qu’aggraver le problème. Depuis plusieurs années, le gouvernement parle de faire évacuer la zone. Lorsque cela arrivera, il y a fort à parier que les familles de Boeung Trabaek n’obtiendront pas ou peu de compensation financière, leur logement ayant été construit dans l’illégalité la plus totale. Cette épée de Damoclès n’effraie pas Peneth, qui a appris depuis longtemps à vivre au jour le jour.
UNE ÉTOILE DANS LA MISÈRE
Sur le trottoir d’en face, une jeune femme salue les vendeurs. Langko connaît chacun d’entre eux. Reconnaissable à son chapeau aussi large que son sourire, cette trentenaire joviale aide inépuisablement les habitants du bidonville de Boeung Trabaek depuis près de 15 ans. Quand elle décrit son quartier, la jeune femme parle avant tout de la gentillesse de ses habitants ou du sourire des enfants. « Comme Peneth, beaucoup d’entre eux viennent de l’est du pays, à la frontière avec le Vietnam, raconte-t-elle. Tous ont quitté leur village dans l’espoir de trouver un travail à la capitale. » Mais le rêve d’une vie meilleure a rapidement viré au cauchemar, comme le souligne la jeune femme, qui n’ignore rien des multiples problèmes qui gangrènent la zone. « Le quartier est constitué de parcelles, explique Langko. Chaque propriétaire divise son terrain en lots d’environ 18 m2. Sur chaque lot, une habitation est construite avec les moyens du bord. »
Pour illustrer ses propos, elle s’accroupit et entre dans une petite maison de tôle et de bois. On lui fait signe de ne pas aller plus avant : le plancher n’est pas solide et menace de s’effondrer. Deux familles occupent cette maisonnette. Un système de mezzanine double la surface disponible et laisse tout juste assez d’espace pour faire dormir les onze habitants. Une astuce qui permet aux locataires de se répartir les 28 dollars de loyer que réclame chaque mois le propriétaire. Malgré cela, les dettes s’accumulent.
Seulement trois enfants du quartier sont allés au lycée. Ils sont tous parrainés !
Le propriétaire a pourtant incité les familles entières, enfants compris, à travailler dans la vente de coquillages. C’est lui qui fournit chaque jour les ingrédients. Il leur a également vendu les chariots. Alors les familles s’endettent plus encore. « S’ils essayent de se fournir ailleurs ou d’acheter d’autres ingrédients moins chers, leur propriétaire menace de les expulser. Il leur a déjà coupé l’électricité – électricité qu’il revend d’ailleurs plus cher que le tarif fixé par le gouvernement. Ces familles sont coincées ici ! » se désole Langko.
En moyenne, les enfants du quartier arrêtent l’école à 13 ans. Les parents travaillent 11 ou 12 heures par jour, alors les plus jeunes sont livrés à eux-mêmes. Beaucoup de violence, de drogue, d’alcool. Quelques mariages précoces aussi. Un taux d’analphabétisme affolant vient compléter ce triste cocktail. C’est cette dure réalité qui a poussé Langko à passer à l’action. Avec la Compagnie des Filles de la Charité, elle a ouvert une garderie au cœur même du bidonville. Les parents peuvent y déposer leurs enfants plutôt que de les emmener travailler avec eux ou de les laisser seuls. Langko y propose des activités ludo-pédagogiques et un repas équilibré. De l’aide aux devoirs et des cours complémentaires sont également proposés aux plus grands. « J’ai vraiment découvert, alors que j’étais étudiante, la joie qu’il y a à aider les plus pauvres, se souvient Langko. J’ai commencé par du bénévolat le week-end, puis les soirs de semaine… »
Aujourd’hui, la jeune femme partage ses journées entre l’accompagnement social des familles du bidonville et son métier d’enseignante. « Il y a tellement à faire, poursuit-t-elle. Dans tout le quartier, seulement trois enfants sont allés jusqu’au lycée. Je les connais bien, les trois sont parrainés ! »
QUAND LA FAIBLESSE DEVIENT UNE FORCE
Srey Keo est l’une d’entre eux. Son histoire commence pourtant comme celle des autres jeunes du quartier. Aînée d’une famille de sept enfants, elle a quitté son village avec ses parents pour chercher du travail à Phnom Penh. Alors qu’elle n’a que 12 ans, on confie à Srey Keo quelques kilos de coquillages et une charrette métallique qu’elle tire sous le soleil de la capitale en quête de clients. Après quelques heures de ce travail harassant, elle s’évanouit. Le lendemain aussi. Pensant qu’il n’y a rien à tirer de cette jeune fille si fébrile, ses parents envoient Srey Keo à l’école. Sa faiblesse devient alors sa plus grande force : Srey Keo apprend à lire, à écrire, à compter. Repérée par Langko et son équipe, on lui offre un parrainage scolaire.
Confortée par ce soutien, elle passe le « baccalauréat Enfants du Mékong ». Son niveau est correct, on lui suggère alors de faire des études supérieures. Passionnée de sciences, elle intègre la faculté de chimie de l’université royale de Phnom Penh. Les équipes d’Enfants du Mékong l’accueillent au centre Docteur Christophe Mérieux, qui héberge et accompagne les étudiants parrainés.
« Quand elle est arrivée au centre, raconte Claire Servantie, volontaire Bambou à Phnom Penh, on se demandait si elle allait tenir le choc. Elle était très faible, se nourrissait très peu. Elle n’était jamais montée sur un vélo, n’était pas habituée à étudier si dur. Mais sa motivation a surpris tout le monde. En quelques semaines au centre, elle a tout appris : faire du vélo, vivre en collectivité, jouer, rire. »
Nous sommes à la veille de la rentrée universitaire. Avant de rentrer au centre où elle vit désormais, Srey Keo fait un détour par le quartier de Boeung Trabaek pour saluer sa famille. Elle partage ses émotions du jour, sa fierté, sa reconnaissance aussi, elle que rien ne prédestinait à faire des études. Dans la maisonnette, sa maman, enceinte pour la huitième fois, l’écoute attendrie.
A côté d’elles, le petit dernier de la famille, 3 ans, est allongé sur une couverture. Polyhandicapé, il souffre d’une pneumonie et d’une encéphalite. Aujourd’hui, c’est surtout la forte fièvre qui inquiète sa maman. « Je n’ai pas pu aller travailler, avoue-t-elle, car je ne me voyais pas le laisser seul. Il n’y a qu’à Srey Keo que je peux confier notre bébé. Elle arrive à le comprendre comme s’il parlait » Péniblement, l’enfant ouvre la bouche. Srey Keo lui prépare un biberon, qu’il avale difficilement. Malgré des séjours réguliers à l’hôpital, l’état de l’enfant ne cesse d’empirer. « Ce n’est pas la maladie qui le tue, c’est la pauvreté ! » se révolte Langko.
Srey Keo embrasse son petit frère tendrement puis repart pour les cours du soir au centre Enfants du Mékong. Avec son chemisier d’uniforme blanc immaculé, son casque de vélo et son sac de cours, l’allure de la jeune femme contraste avec la misère crasse de son quartier d’origine. « Je suis heureuse, confie Langko, car grâce à des filles comme Srey Keo, les mentalités changent petit à petit. Il y a quelques années encore, aller à l’école était quelque chose d’étonnant dans le quartier. Maintenant, ceux qui n’y vont jamais sont pointés du doigt ». Pour l’heure, Srey Keo se concentre sur sa rentrée du lendemain et sur ce nouveau monde qui s’ouvre à elle. Un monde de connaissance, de joie et d’entraide. Un monde aux antipodes du bidonville de Boeung Trabaek d’où elle rêve d’extraire un jour son petit frère et toute sa famille.
COMMENT AGIR ?
Pour créer le lien avec les familles proches du centre Docteur Christophe Mérieux (le centre d’Enfants du Mékong à Phnom Penh) et connaître les besoins de ces familles, nous avons mis en place des maraudes en fin d’année 2022. Deux fois par mois, un binôme Khmer/Français part à moto à la rencontre des chiffonniers autour du centre, avec quelques repas pour nouer le dialogue. C’est l’occasion de montrer le chemin du centre. Les familles savent qu’elles peuvent y trouver du réconfort. Les maraudes renseignent sur les besoins des personnes proches géographiquement : devant sa charrette à déchets, une maman vient d’arriver à Phnom Penh avec son fils de 4 ans hypnotisé par son téléphone. Nous lui indiquons que la porte de la classe maternelle lui est grande ouverte si elle le souhaite. Nous accompagnons aussi des parents dans des programmes d’autonomisation des familles, en leur permettant de mettre en place des commerces de rue, afin de sortir des influences mafieuses.
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Antoine BessonRédacteur en chef du magazine Asie ReportagesContact
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