« Notre rôle n’est pas la réussite mais la progression » Martin Maindiaux
Interview de Martin Maindiaux, recueillis par Antoine Besson
Dans les hauts plateaux du centre du Vietnam, certaines rencontres conduisent à de grandes leçons d’humanité. C’est le cas avec M. Tuan, aussi humble que généreux.
Dans les rues inondées de son village, un petit homme trapu couvert d’un grand poncho en plastique affronte la pluie torrentielle de l’après-midi. C’est M. Tuan. L’homme contourne un édifice qui se détache du ciel nuageux, et traverse une cour. Il arrête sa moto, lance quelques mots amicaux et s’engouffre dans une petite salle de classe. Il est bientôt rejoint par une quinzaine de jeunes élèves tous enjoués. Ils ont rendez-vous pour un cours gratuit d’anglais.
TEXTE : VICTOIRE BUREAU – PHOTOS : ANTOINE BESSON
S’occuper des pauvres n’est pas qu’une affaire de riches, et M. Tuan en est le parfait exemple. Depuis des années, il multiplie les actions auprès des enfants défavorisés des Hauts-plateaux du Vietnam.
Les Hauts Plateaux, un territoire ethnique peu développé et un haut lieu de la guerre entre le Nord et le Sud qui a laissé de nombreuses séquelles dans la région. Encore aujourd’hui, la police surveille étroitement cette contrée, redoutant que s’y installe une contestation politique. Mais la politique, M. Tuan ne s’en mêle plus.
Issu d’une famille de huit enfants dont il était le troisième, il a perdu six frères et sœurs, essentiellement de maladies ou d’accidents. Il ne connaît que trop bien les affres d’une vie sans ressources et sans instruction. Il avait douze ans quand son père fut assassiné par les hommes de l’Oncle Hô, plongeant sa famille dans une extrême pauvreté. Plus tard, c’est sa petite sœur qui se noie, à l’âge de quinze ans, parce qu’elle ne savait pas nager. Les tragédies n’épargnent pas M. Tuan qui pourtant affiche toujours un sourire bonhomme. Son seul héritage sera la maison construite par son père qu’il habite encore aujourd’hui, la dernière maison en bois du quartier, sujette aux termites et aux fuites en saison des pluies.
Il ne connaît que trop bien les affres d’une vie sans ressources et sans instruction. C’est peut-être ce passé qui donne à M. Tuan l’intelligence naturelle qu’il déploie au service du parrainage.
À dix minutes de chez lui, le vieil homme pénètre dans une petite maison de briques et de tôles. Du sol en terre battue, une bonne odeur de citronnelle se dégage. La famille pratique la culture sur brûlis dans la montagne. Lorsqu’il arrive dans la pièce unique, une petite fille est assise par terre, faisant ses devoirs. Elle lève des yeux rieurs et sourit à celui qui pourrait être son grand-père. Y’Nen a 10 ans. Elle est parrainée grâce à lui.
Pour Enfants du Mékong, M. Tuan repère les enfants ayant besoin d’être soutenus, s’occupe de la distribution des parrainages et suit les filleuls tout au long de l’année. Il faut le voir à l’œuvre dans les villages, auprès des familles et des enfants. Patient, attentif, il pose les questions pertinentes pour comprendre les besoins des « montagnards ». C’est ainsi que les Kinh, l’ethnie majoritaire au Vietnam surnomme les minorités ethniques des hauts plateaux.
«Voir ces enfants avoir un bon métier pour aider leur famille me rend très heureux» s’exclame Mr Tuan. À moto, et malgré ses 73 ans, il parcourt sans se lasser les kilomètres pour être auprès des familles les plus pauvres. Avec Enfants du Mékong, il a trouvé comment les aider à hauteur de ses moyens. Derrière les grands éclats de voix se cachent une reconnaissance immense et le sentiment d’être redevable.
Car lui aussi, autrefois, fut l’un de ces enfants. Après la mort de son père, M. Tuan a été parrainé par un Français, qui lui donna les moyens d’aller à l’école. Au collège, il apprit le français et l’anglais qu’il pratique encore avec fluidité.
Un autre héritage qui va changer sa vie. «Quand j’étais jeune, j’étais très pauvre comme eux. Mais j’avais mon parrain français qui m’a bien aidé en payant mes frais de scolarité. Maintenant, je pense que je dois payer ma dette. Je me sens très heureux de pouvoir aider à mon tour d’autres enfants. Je vois encore beaucoup d’enfants montagnards qui sont très pauvres. L’éducation des enfants permettra d’améliorer les conditions de vie des familles, sur plusieurs générations.
Je sais qu’Enfants du Mékong les aide pour qu’ils aient une bonne condition et qu’ils puissent aller à l’école, c’est pourquoi je veux coopérer avec les parrains.» Et pour ce faire, M. Tuan donne tout son temps et sa compétence en tant que responsable de programme et interprète pour Enfants du Mékong.
Sur sa table de travail derrière laquelle de lourds dictionnaires déforment les étagères, il traduit également du vietnamien au français les courriers des filleuls. Il se souvient : «Chez moi, il n’y avait pas d’électricité. Je travaillais dur, car je savais que l’école était ma seule chance d’avoir un avenir.» De fait c’est l’école et en particulier sa maîtrise des langues qui lui permet, à l’heure de la mobilisation en 1969 dans l’armée de la République du Vietnam du Sud pour lutter contre les communistes d’Hô Chi Minh, de devenir officier et de servir d’interprète à l’armée américaine. En 1975, lorsque le Sud capitule, il est fait prisonnier et envoyé dans les camps de rééducation de l’armée pendant deux ans et demi. «J’ai souvent eu faim et peur», dira-t-il pudiquement.
À sa libération, M. Tuan qui croyait enfin voir la fin de ses malheurs, découvre que son passé militaire lui vaut la déchéance de nationalité et l’interdiction d’accéder à quelque poste de fonctionnaire que ce soit. Lui qui se rêvait professeur travaille dans les champs. Plus tard, sa maîtrise des langues lui permet de devenir guide, lorsque le pays s’ouvre au tourisme. Toute sa vie ne sera ainsi que survie. Jusqu’à aujourd’hui, où il continue à multiplier les activités pour assurer la survie de sa famille malgré son âge avancé. Car en plus de toute l’aide qu’il peut apporter à autrui, M. Tuan doit aussi s’occuper de ses petits-enfants.
Quand j’explique à Marie-Neige, la volontaire Bambou de Bangkok, que nous parrainons Yen, la petitefille de M. Tuan, elle écrit : «Nous aidons ceux qui nous aident, la boucle est bouclée».
Pourtant, quand il parle de Yen, M. Tuan baisse le ton. Orpheline, parrainée, elle lui rappelle sa propre histoire. À l’abri du vent et du soleil, sous le préau, M. Tuan très digne se confie. En y prenant garde, on devine dans ses yeux et dans sa voix beaucoup d’émotion. La fille de M. Tuan et son mari sont morts à quelques années d’écart, laissant trois orphelins en bas âge. Les enfants, dont Yen, sont alors confiés à leurs grands-parents, qui ne roulent pas sur l’or et sont trop vieux pour travailler. Qu’importe, le sens de la famille est plus fort que les contraintes matérielles : «Je veux que mes enfants et mes petits-enfants aient une meilleure vie que la mienne car ils sont aussi ma vie prolongée.»
Il y a quelques années, un ami d’Enfants du Mékong propose à M. Tuan un parrainage pour Yen qui rêve de devenir dessinatrice. Conscient de la situation précaire de sa petite-fille, M. Tuan admet doucement : «Je n’ai pas demandé le parrainage. Mais je suis de plus en plus vieux et ma femme est souvent malade. Les études universitaires à Saïgon coûtent très cher et je ne sais pas comment gagner assez d’argent pour les payer à ma petite-fille. Je me dis qu’il faut que je fasse de mon mieux pour l’aider.» Alors, il a accepté. Aujourd’hui, Yen a 18 ans. Parrainée par Béatrice, elle étudie le design à Hô Chi Minh-Ville. De retour dans son village, je regarde M. Tuan enfourcher sa moto pour rentrer chez lui. Avant de nous séparer, je le remercie du fond du cœur : «M. Tuan, Yen a de la chance d’avoir un grand-père comme vous.»
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