La guerre met à nu

En juillet 1954, la France signait avec le Vietnam les accords de Genève qui mettaient fin à la guerre d’Indochine et reconnaissaient officiellement la République Démocratique du Vietnam. 65 ans après, Arnaud de La Grange publie Le huitième soir, récit romanesque de la dernière semaine de combat à Dien Bien Phu relatée à travers les écrits imaginaires d’un jeune parachutiste français. Un livre intense, plein de vie, qui nous emmène au cœur de la bataille. Une occasion de reparler du passé et de son actualité avec l’auteur.

Pourquoi signer un livre sur Dien Bien Phu 65 ans après la bataille ?

« A dire vrai, c’est plutôt une idée que j’ai combattue. Revenir sur cette guerre coloniale me paraissait absurde. Et puis, comme souvent avec les idées de roman, le hasard s’en est mêlé. J’ai habité en Chine pendant 5 ans. J’en ai profité pour faire un voyage en famille à Dien Bien Phu qui m’avait d’autant plus marqué que je m’étais posé plus jeune la question d’une carrière militaire. Je suis retourné sur les lieux quelques années plus tard à l’occasion d’une série de reportages sur les grands champs de batailles du passé et ce qu’ils sont devenus aujourd’hui. J’y suis allé au moment de l’anniversaire de la chute du camp et j’y ai été pris d’une intense émotion. Il y avait la sensualité de cette nature, la douceur du climat, le village coquet de Dien Bien Phu, les collines verdoyantes. Bien sûr à l’époque, en 1954, le paysage était tout autre mais je me souviens m’être demandé ce que pouvait penser un jeune homme de 26 ans qui savait qu’il allait mourir dans cette apocalypse au milieu de ce printemps magnifique, et alors que Paris était en fête. C’est peut-être cette question qui est à l’origine du roman.

Arnaud de La grange ©Antoine Besson
Arnaud de La grange ©Antoine Besson

Pourquoi écrire sur Dien Bien Phu aujourd’hui vous paraissait-il absurde ?

Dien Bien Phu ©DR
Dien Bien Phu ©DR

Je n’avais pas envie d’écrire sur la guerre. Je n’étais pas sûr qu’en France on ait très envie de lire un roman sur Dien Bien Phu. Je ne pouvais pas me mettre dans la peau d’un Bô Dôi vietnamien. Ça aurait sonné faux. Il fallait donc que j’écrive l’histoire d’un Français au milieu d’une guerre coloniale : j’avais peur de tomber dans la caricature.

Et puis l’idée s’est imposée. Et j’ai écrit ce roman qui n’a aucune prétention de justifier quoi que ce soit. Il n’y a aucune idéologie dans ce livre. Je ne prétends même pas raconter cette bataille ou bien la guerre. Je me suis servi de Dien Bien Phu comme d’un cadre dramaturgique intense, une toile de fond qui fait ressortir davantage la nature humaine. J’ai voulu être au plus près de la vérité des faits, à hauteur d’homme : que la faim, la peur, la pluie, la boue sonnent juste. Je me suis pour cela beaucoup appuyé sur mes lectures et mes rencontres avec les anciens combattants.

Justement, quelle est la part de vécu dans ce livre ?

Je me suis, en premier lieu, beaucoup documenté. Il y a tout une littérature de ceux qui ont vécu la bataille (comme Jean Pouget qui est devenu par la suite grand reporter au Figaro) et de nombreux historiens. Le Colonel Jacques Allaire qui était dans le bataillon de Bigeard m’a également fait la grande amitié de relire mon texte pour m’assurer de son réalisme. Mais en aucun cas ce livre ne prétend détenir une quelconque vérité historique d’autant plus que parmi tous ceux qui ont vécu cette bataille, il y a des ressentis très différents.

Ce qui est fascinant avec Dien Bien Phu, ce sont les conséquences immenses de cette bataille. C’est un événement historique fondateur du Vietnam contemporain qui a mis fin à la guerre d’Indochine et a signé le début de la fin de l’empire français. Cette défaite française a eu des répercussions importantes en Algérie et ailleurs. Ce qui frappe aussi, ce sont les sacrifices insensés qui ont été consentis des deux côtés. Côté vietnamien, personne n’aurait cru que le flux logistique et l’acheminement des canons n’était possible que par la force des hommes : eux l’ont fait ! Dans Paroles de Bô Dôi, on raconte que les hommes se jetaient sur les meurtrières des mitrailleuses pour faire rempart de leur corps afin que les soldats qui suivaient passent. Côté français, c’était tout aussi intense avec cette défense du camp retranché qui fut incroyable : ce mystère humain de tous ces volontaires qui ont sauté quasiment jusqu’à la fin alors qu’ils n’avaient plus aucune chance de changer le cours des choses. Ils ne l’ont pas fait nécessairement par amour du drapeau ou de la France mais davantage au nom d’une grande fraternité humaine. Ils ne pouvaient pas laisser leurs amis, leurs frères d’armes, si je puis dire, dans le pétrin. La fraternité humaine à la guerre est très importante. C’est parfois le seul lieu de rédemption au milieu de l’horreur, du chaos et de l’absurdité de la bataille. Des combattants l’ont très bien décrit.

Ecole des cadres 3rgt vietnamien ©DR
Ecole des cadres 3rgt vietnamien ©DR

Le roman met très bien en scène cette proximité humaine. Quel sens a le sacrifice de tous ces hommes ?

Jeune vietnamien de la province de Lam Dong ©Antoine Besson
Jeune vietnamien de la province de Lam Dong ©Antoine Besson

La guerre d’Indochine a évolué entre son début et sa fin. À la fin elle semblait avoir perdu son sens : est-ce qu’il s’agissait de défendre l’empire français ? Combattre les indépendantistes ? Contrer le communisme en Asie du Sud-Est avec l’aval des Américains ? Les soldats eux-mêmes, d’après leurs témoignages, souffraient de cette perte de sens. Mais le sens du devoir primait : « Nous sommes là et nous nous battrons jusqu’au bout », semblaient-ils penser. C’est la fraternité humaine et ce qu’ils se devaient les uns aux autres qui faisaient tenir les soldats au milieu de l’horreur et de l’épuisement.

Il y a eu des gestes d’amour au cœur de la guerre. Evidemment c’est paradoxal car les soldats étaient là pour tuer l’ennemi. Mais même si l’après Dien Bien Phu a été très dur – beaucoup ne réussirent pas à pardonner ce qui s’est passé, non pas pendant la bataille mais après : les grandes marches, les camps de prisonniers, les exécutions – il y a une estime réciproque, un respect pour les combattants quels qu’ils soient. Il n’y a plus de haine : nous avons partagé cette bataille incroyable et les rencontres d’aujourd’hui entre anciens, y compris des camps adverses, sont empreintes d’émotion et du sentiment d’un lien unique entre la France et le Vietnam du fait de cette histoire commune. Il ne faut certainement pas occulter l’horreur et l’absurdité des choses mais il faut aussi se souvenir de ce pourquoi ce combat a été mené et l’engagement humain des deux côtés qui ne peut que nous interroger.

Vous faites écrire à votre personnage : « je n’ai pas le sens du sacrifice ». N’est-ce pas paradoxal pour un soldat qui saute rejoindre un combat perdu d’avance ?

Je parle ici de sacrifice au sens suicidaire du terme. Ça a encore été dit récemment à propos des deux commandos qui sont morts en opération pour libérer deux otages français. Beaucoup de médias ont dit qu’ils s’étaient « sacrifiés » ! Certains militaires ont réagi en rappelant que ces hommes ne s’étaient pas sacrifiés à proprement parler mais qu’ils avaient fait leur devoir qui peut aller jusqu’au sacrifice de leur vie. Il y a là une distinction importante : un soldat ne se sacrifie pas, il fait son devoir !

Dans le cas de mon personnage, il s’agit de dire qu’il ne recherche pas la mort ou l’immolation, il ne veut pas tourner le dos à la vie ! Au contraire il est très tourné vers la vie : il est torturé par l’idée de mourir si jeune mais il assume ses choix et ne va pas reculer pour autant. C’est en fait un peu par amour de la vie qu’il choisit potentiellement la mort. Pour lui, vivre, c’est vivre comme un homme ; et vivre comme un homme c’est ne pas abandonner ses amis ! Il y a aussi chez mon héros une part de dépassement de soi par la guerre. Fort heureusement on peut se dépasser autrement qu’en faisant la guerre mais c’est la voie qu’il a choisie.

Dong Ly, batterie de 155 ©DR
Dong Ly, batterie de 155 ©DR

L’intensité de ce qu’il vit à cet instant, dans cette bataille, suscite en lui l’évocation de tout ce qui a fait sa vie.

Carte du Vietnam
Carte du Vietnam

C’est le cas de toutes les situations extrêmes mais en particulier de la guerre : il y a un dépouillement de soi-même. Dans notre monde où nous sommes extrêmement sollicités et connectés, il y a des gens, par effet ricochet, qui essayent de se dépouiller, d’élaguer le superflu. La guerre le fait d’elle-même : vous êtes tellement dans des logiques de survie que tout le reste devient accessoire. Cela vous recentre sur des tas de choses essentielles : ce que vous vivez, votre rapport à la vie ou à la mort, les sentiments, les interrogations, la transcendance… La guerre met à nu ! Mais encore une fois ce n’est pas pour cela qu’il faut la glorifier ou la rechercher. C’est une conséquence.

Il ne faut pas pour autant la nier. Qu’est-ce que l’oubli ou la déconsidération de cette bataille signifierait aujourd’hui ?

Au niveau collectif, la bataille de Dien Bien Phu est un événement fondateur du Vietnam contemporain. Il y a d’ailleurs des voyages d’éducation patriotique sur le site au Vietnam : des entreprises, des élèves, des promotions de fonctionnaires vont s’imprégner de cette histoire. C’est à usage idéologique et politique.

Côté Français c’est tout autre chose. L’histoire coloniale de la France fait l’objet de débats. Elle a ses parts sombres et ses parts lumineuses. Pour autant, faire mémoire est nécessaire car occulter des événements, qu’ils soient glorieux ou douloureux, signifie marcher de manière bancale vers l’avenir. Il faut garder la mémoire de ce qui a été fait et tenter de l’apaiser. Ce sont les combattants qui donnent l’exemple. Ceux qui font les polémiques sont souvent ceux qui n’ont jamais tiré un coup de fusil et qui restent assis sur le velours de leur siège. Les vrais combattants sont ceux qui ont le plus de recul, de hauteur de vue et de respect pour l’autre. Et ce n’est pas valable que pour Dien Bien Phu.

La voie de la guerre c’est quelque chose qui parle encore au public d’aujourd’hui selon vous ?

Je pense que beaucoup de jeunes qui s’engagent aujourd’hui dans l’armée ou dans des carrières d’officier le font pour toute une palette de raisons : il n’y a jamais une raison unique. Mais évidemment que cette notion de patriotisme, qui signifie aimer son pays et les siens (à ne pas confondre avec un nationalisme étroit), fait partie certainement de leur engagement. Quand vous allez lutter contre des djihadistes en Afghanistan ou au Sahel, c’est certainement en partie par patriotisme. Il y a cette dimension de service chez ces deux commandos tués pour libérer deux otages français. Leurs proches l’ont dit : ils ne se sont pas posé la question, cela faisait partie de leur boulot.

Il y a aussi certainement, pour ceux qui choisissent la voie des armes, une notion d’aventure et de dépassement de soi. Certains l’ont regretté car on le comprend bien : on peut difficilement aimer la guerre. D’autres l’ont dit : on peut détester la guerre – et on doit la détester – mais il y a un autre niveau qui est celui des hommes qui la font. Là, il peut y avoir des moments de grâce. On peut voir à la guerre ce qu’il y a de pire et de meilleur en l’homme, des trésors d’humanité.

Il y a un va-et-vient dans ce livre entre cet univers des hommes qui font la guerre et la vie à l’arrière qui y semble complètement étrangère.

Je crois que ce qui est très compliqué pour ces hommes en situation de guerre, c’est qu’on a beau essayer de communiquer à ses proches ce que l’on vit, il y a toujours une frontière. Une frontière que l’homme qui est en situation extrême, comme à Dien Bien Phu, passe et ne pourra pas nécessairement repasser dans l’autre sens ou du moins ne pourra jamais faire part à ceux qui n’ont pas vécu cela. Je l’ai vu à mon humble niveau. Je n’ai pas fait Dien Bien Phu et je n’ai pas fait la guerre mais j’ai couvert de nombreux conflits en ex-Yougoslavie, en Afghanistan et beaucoup en Afrique. Des situations où l’on voyait des choses terribles. Quand vous prenez votre avion de retour, Il est extrêmement difficile de retranscrire ce qu’on a vécu et vu.« 

Arnaud de La Grange

Propos recueillis par Antoine Besson