Matthieu : volontaire aux premières loges d’une tragédie

Alors que débute une nouvelle année scolaire, Matthieu Paccard nous invite à regarder l’année passée avec lucidité. Encore étudiant, cet ingénieur de 24 ans, a voulu se mettre au service des autres en se réinventant éducateur le temps d’une mission Bambou au Cambodge. Rattrapé par la crise de la COVID 19 et la fermeture des écoles, il nous alerte sur le risque de décrochage scolaire de la génération actuelle.

Article publié dans Asie Reportage N°217, Octobre 2021

Texte : Antoine Besson – Photos : Matthieu Paccard

C’est depuis la belle province de Québec que Matthieu Paccard nous raconte son retour de mission. La pandémie de COVID 19 n’est pas parvenue à freiner les projets de cet insatiable chercheur de sens. Parti en 2020 au Cambodge comme volontaire Bambou à la faveur d’une année de césure dans son cursus d’ingénieur, Matthieu confie volontiers que cette année a changé beaucoup de choses dans sa manière d’appréhender le monde qui l’entoure.

«J’ai découvert un milieu agricole où tout est encore majoritairement fait à la main. Les paysans passent leurs journées le dos courbé dans les champs comme c’était encore le cas il y a un siècle en France. J’y ai un peu participé et j’ai vu que chaque famille tente de valoriser le peu de terrain qu’elle a ! Mais, par ailleurs, la pollution, notamment de plastique, est manifeste partout au Cambodge et risque d’appauvrir les sols très rapidement. J’ai compris là-bas que beaucoup de nos enjeux contemporains proviennent d’un manque de connaissances sur ces sujets.»

Matthieu Paccard a été volontaire Bambou au Cambodge lors de l’année scolaire 2020-2021

Pour cet étudiant de 24 ans, c’est une révélation ! Peu habitué au milieu rural et aux activités agricoles, il se passionne pourtant pour le sujet et va jusqu’à choisir la thématique de son master directement en lien avec cette expérience :

« Je suis actuellement en année de maîtrise dans le domaine des énergies et je m’intéresse beaucoup à la valorisation des déchets et de la biomasse agricole. »

Rêves d'occident

Mais la prise de conscience va plus loin. Les échanges avec les familles et les enfants qu’il accompagne révèlent, sauf en de très rares exceptions, des espérances essentiellement inspirées par la société occidentale.

Au Cambodge, tous les enfants rêvent d’une énorme voiture et d’une maison climatisée à la capitale. « Mais qui pourrait leur en vouloir ? » interroge le volontaire loin de l’angélisme idéologique. «C’est après tout le seul modèle proposé et véhiculé par la culture dominante mondiale. » Loin de juger ces rêves de confort (« Après tout je n’ai pas vécu ce qu’ils vivent !») l’étudiant se rend compte que ses rêves et idéaux utopistes d’une société plus équitable et moins centrée sur la consommation de masse n’ont rien à voir avec ceux dont il s’occupe.

Dès lors naît une inquiétude : « ces pays en voie de développement sont-ils obligés de passer par les mêmes erreurs et les mêmes abus que l’Occident ? »

Par un étrange jeu de hasard, c’est la COVID qui lui apportera quelques éléments de réponse. Confiné un mois à Phnom Penh, la capitale du Cambodge, Matthieu fait la connaissance de Ting Hour et Pi Sey, respectivement étudiants en école d’ingénieur et en faculté de mathématiques deux camarades de galère qui lui confient bien vite leur dégoût de la capitale et leur souhait de retourner le plus vite possible dans leur village pour créer des initiatives d’entraide.

Les longues conversations des 3 étudiants ont convaincu Matthieu qu’il fallait se méfier des grandes généralités :

« Caché dans la masse de tous ceux qui ont des rêves consuméristes, il y a aussi des personnalités fortes, très attachées à leurs racines et qui rêvent d’un autre modèle. Cela portera peut-être des fruits ! »

Matthieu sillonne les routes pour maintenir le contact avec les familles pour encourager les enfants à ne pas abandonner l’école.

Mais pour que cela advienne, encore faut-il que les écoles et les éducateurs puissent faire leur travail. Car c’est la grande inquiétude de Matthieu : « Durant les 12 mois de ma mission, l’école n’a été ouverte qu’à de rares exceptions à cause des mesures sanitaires. ».

Pour le jeune volontaire, cela équivaut à un abandon du système pur et simple pour la majorité des enfants en situation rurale. L’urgence nous oblige, Matthieu le sait, et a adressé à tous ceux qu’il connaît un cri du cœur, véritable plaidoyer pour une continuité de l’instruction malgré la crise.

Plaidoyer pour une continuité de l'instruction malgré la crise

C’est une tragédie qui s’abat sur le Cambodge depuis début mars 2020. Elle n’est pas directement mesurable et les médias n’en parlent pas.

Si elle continue, ce sera toute une génération qui se verra amputée de moyens de réflexion, de créativité, d’émancipation. Cette tragédie c’est le constat de l’incroyable pauvreté du système scolaire au Cambodge. En subissant pas moins de 15 mois de fermeture des écoles, j’estime que sur les 183 filleuls de ma zone, 50% sont en situation de décrochage scolaire. Et je pense que 50% c’est un moindre mal, car nos filleuls EdM sont particulièrement suivis et accompagnés. Si j’élargis à l’ensemble des enfants, ce taux est bien plus élevé.

Dimanche dernier j’effectuais un « atelier lettre » dans le village de Bohknaw. Nous y avons ouvert un programme de parrainage en février et les 7 enfants écrivaient donc leur première lettre aux parrains. Écrivaient… non ! pour 5 d’entre eux, se souvenir des voyelles et consonnes utilisées pour la dernière fois il y avait plus d’un an fut un vrai défi. Aujourd’hui, aucune réouverture des écoles n’est annoncée. Alors depuis le début du mois de mai, j’occupe malgré moi une place de choix pour observer ce fossé grandissant entre les enfants et leurs écoles publiques.

Les élèves parrainés s’en sortes mieux car ils bénéficient d’un accompagnement et de cours informels.

 

 

Professeurs et ministères semblent se dédouaner sur les fameux cours en ligne permettant l’école à la maison.

Notre expérience en France l’année dernière nous a montré que ce n’est pas si simple : problèmes de compréhension, sentiment de solitude et perte de motivation. Au Cambodge il faut s’imaginer toutes ces familles vivant dans ces maisons en bois sur pilotis, l’espace du dessous abritant les animaux. Lieu de vie de trois générations, la maison khmère et sa dizaine d’occupants est un espace largement ouvert sur l’extérieur et n’offrant aucune intimité. Côté technique, je n’ai rencontré aucune famille ayant une borne wifi. Il faut ainsi payer 1$ par semaine la carte internet pour téléphone et s’abandonner aux aléas de la connexion. S’ils sont de plus en plus nombreux à avoir un smartphone personnel, beaucoup de jeunes se partagent le téléphone de la famille.

On peut encore ajouter à ces difficultés les parasites « cognitifs »: notifications incessantes des réseaux sociaux, appel de l’oncle sur ce téléphone familial, grand-mère qui écoute la radio, les poulets tout excités, les chiens enragés, le professeur absent, etc. sans oublier que, si par chance, tout se passe bien, l’écran reste minuscule et le son de mauvaise qualité.

Bref, on n’y croit pas. De toute façon les enfants ne mentent pas. Quand je vais dans les familles, la plupart avouent ne pas suivre de cours en ligne. La rentrée prochaine s’annonce difficile. Les habitudes du rythme scolaire, des devoirs à la maison et de la discipline ont été oubliées. Comment le Cambodge se relèvera-t-il ? Quelle part de cette génération atteindra le lycée ? Je ne serai plus là pour témoigner, mais dans des conditions d’études aussi difficiles, la motivation d’un enfant ne tient qu’à un fil.

Ne baissons tout de même pas les bras ! La démocratisation du call Zoom (et oui, même dans les rizières, bien plus que vous ne le pensez !) a lancé quelques belles dynamiques.

Srey Meng, originaire d’un petit village de rizières, est entrée à l’université de management de Phnom Penh et donne des cours d’anglais tous les soirs aux autres jeunes de son village. Les professeurs de Thmo Pich se sont engagés dans cette voie, quitte à investir une partie de leur maigre salaire dans une caméra et un trépied. À Kadong, petit village reculé dans les plantations de caoutchouc, le collège créé par l’Église Catholique en 2016 pour combler l’absence de structure publique a été raccordé à l’électricité en octobre 2020.

Les professeurs s’engagent également, mais peu d’enfants peuvent faire face aux problèmes techniques et financiers.

Les centres ont pu rouvrir. Ce sont de véritables bouées de sauvetage pour les filleuls.

 

Pour les enfants suivis par une association ou scolarisés dans un établissement privé, les équipes pédagogiques les soutiendront et auront les moyens de les motiver.

Les six centres EdM du pays sont une vraie bouée de sauvetage pour les jeunes qui y sont scolarisés. Encadrés par des équipes khmères dynamiques et engagées, elles sauront les appeler et les remotiver. Pour la grande majorité restante, qui frappera à leur porte pour leur expliquer l’importance de retourner sur les bancs de l’école ? Qui prendra le temps de comprendre les problèmes familiaux et financiers de chacun ?

Prochains volontaires, apprenez vite la langue du pays et n’attendez pas avant d’enfourcher votre bécane !

Article publié dans Asie Reportage N°217, Octobre 2021

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