Qui se souvient de ces 20 000 travailleurs indochinois ?

Co-auteurs d’un documentaire troublant sur les milliers de « travailleurs indochinois » envoyés dans l’industrie lorraine en 1945 – après avoir été réquisitionnés en 1939 pour les besoins de la guerre – Ysé Tran et Pierre Daum se sont prêtés à un retour d’expérience. 

Propos recueillis par Matthieu Delaunay – Photos : L Nguyen, E. Potet, et  Y. Tran

Pouvez-vous vous présenter et présenter la nature de vos activités multiples ?

Ysé Tran : J’ai commencé à travailler en tant que comédienne pendant que je faisais des études de lettres, comme job d’été. Raoul Coutard était chef-opérateur sur la première fiction dans laquelle j’apparais. Sa passion était visible, comme j’ai rarement vu, physiquement, dans le regard, dans le corps, dans sa concentration extrême. Longtemps, il a représenté pour moi tout le cinéma. Comme Chaplin pour d’autres. Coutard est pour moi un modèle, un être humain débordant de tendresse. Il a d’ailleurs vu les premiers rushs de ce documentaire. Le hasard des propositions et des contretemps a fait que j’ai travaillé ensuite sur des archives pour la Bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard. Je me suis enfin mise à la réalisation, encouragée par un cinéaste et une actrice dont j’admire le parcours. Ils m’ont dit « je viendrai t’aider sur ton premier court-métrage » et ils sont venus. Maintenant, je réponds « oui » à toute tentative originale, qu’elle vienne de l’art contemporain, du théâtre ou du cinéma. Tout en cherchant à adapter mes propres recherches aux conditions de production.

Pierre Daum : Je suis journaliste et historien. Comme journaliste, j’ai longtemps travaillé comme correspondant de Libération, en Autriche, puis dans le Languedoc-Roussillon. Depuis plusieurs années, je suis reporter pour Le Monde diplomatique, avec une spécialité sur l’Algérie et le Maroc. Depuis 10 ans, je publie aussi des essais historiques sur le passé colonial de la France. Mon premier livre, Immigrés de force, paru chez Actes Sud en 2009, est une enquête sur les 20 000 paysans vietnamiens recrutés dans leur pays en 1939, et envoyés en France pour travailler dans les usines d’armement. On les appelle les « travailleurs indochinois » de la Seconde Guerre mondiale. En 2012, j’ai publié un livre sur les Pieds-noirs qui n’ont pas quitté l’Algérie en 1962 (Ni valise, ni cercueil). Et l’année dernière, une enquête sur les harkis qui sont restés en Algérie (Le dernier tabou).

Comment est né ce projet de film sur les 20 000 travailleurs indochinois arrivés en France au moment de la Seconde Guerre mondiale ?

Ysé Tran : Par la cinéphilie d’abord. J’ai vu un des films de Pham Van Nhân, qui fut interprète dans les compagnies de travailleurs indochinois, puis devenu cinéaste après la Seconde Guerre mondiale. Je lui ai écrit en sortant de la projection et suis allée le filmer aussitôt, sans savoir ce que je ferai de cet entretien (ces photos seront visibles au Frac Lorraine  à partir du 22 juin ndlr.). Son indépendance, son élégance, le temps qu’il accorde aux gestes des personnes qu’il filme, la fragilité de ses interprètes, tout m’a plu. Pham Van Nhân a aujourd’hui 97 ans et écrit encore des e-mails magnifiques. C’est aussi les rencontres de travailleurs indochinois et de descendants qui m’ont également poussée à travailler sur ce sujet. Parmi les 20 000, plusieurs milliers ont été envoyés en Lorraine après 1945. J’ai proposé un projet sur ce sujet au Fond régional d’art contemporain (FRAC) Lorraine, qui a accepté. L’exposition doit ouvrir en juin 2017, et durer jusqu’en novembre. Puis France 3 Lorraine m’a proposé de réaliser un film documentaire : Une histoire oubliée (52’) a été diffusé le 23 janvier 2017.

Pierre Daum : Lorsque Ysé a décidé de travailler sur le sujet, pour le FRAC et pour France 3, elle m’a contacté afin de faire des recherches sur les aspects strictement historiques. Même s’il y avait eu quelques articles et travaux universitaires avant moi, mon livre Immigrés de force constitue le premier ouvrage paru sur le sujet. Et depuis sa parution, je n’ai pas cessé d’approfondir le sujet.

Pouvez-vous expliquer les raisons qui ont poussé ces travailleurs à s’arracher de leurs terres ?

Ysé Tran Les raisons sont multiples, et tiennent à une dimension familiale, économique et fantasmatique. La plupart sont venus contre leur gré. Il y a les « faux » volontaires, ceux qui n’ont pas pu faire autrement mais ne souhaitaient pas partir. Nombreux aussi sont ceux qui ont remplacé un frère. En nombre limité, les vrais volontaires voulaient voir du pays. Poussés par la curiosité, ils étaient souvent désireux d’apprendre un métier. Ils pensaient que les connaissances acquises ailleurs seraient un atout une fois rentrés.

Pierre Daum : Je compléterais en soulignant un fait qu’on a du mal à concevoir dans la France de 2017 : en 1939, le peuple vietnamien subissait l’oppression coloniale depuis presque un siècle. Concrètement, cela signifiait par exemple que, lorsque l’administration française en Indochine donnait l’ordre de recruter 20 hommes par villages, tout le monde obéissait, sans penser même à contester cet ordre. Et ceux qui contestaient – il y en a eu – étaient arrêtés et envoyés en prison.

Une fois en France, comment étaient-ils traités ? Comment ont-ils vécu le déracinement, l’isolement, la différence de traitement et de salaire et les conditions de travail indignes ?

Ysé Tran : Le père de Xavier Phan Dinh, qui est dans le film, dit qu’il entendait pleurer aux Baumettes. La prison des Baumettes à Marseille a été le premier lieu où les 20 000 Vietnamiens ont été logés, le temps de les envoyer vers les usines d’armement. Plus tard, l’envie de socialiser par les syndicats, les engagements divers, ainsi que par le foot ont été des moyens pour « compenser » l’isolement ressenti. Des grèves spontanées sont rapportées pour réclamer de la nourriture, des vêtements, le retour de ceux qui ont été injustement arrêtés etc… Les travaux étaient pénibles, l’habitat médiocre voire dangereux (il y a eu des morts à cause d’un glissement de terrain) et une surpopulation excessive. Les rapports des inspecteurs notent, dès 1940, que les travailleurs sont mal chaussés et mal habillés, tandis que la qualité de la nourriture était très insuffisante. Ils ont eu faim et froid dans presque tous les camps. Les punitions pour des motifs sans gravité étaient fréquentes. Pour lutter contre ces abjections, les travailleurs indochinois se sont organisés afin de pouvoir être représentés dans les camps, organisant l’élection de délégués et en se syndiquant de façon très importante.

Pierre Daum : Sur le sol de la métropole, les 20 000 « travailleurs indochinois » ont été parqués dans des camps d’internement, en situation de semi-liberté : ils avaient le droit de sortir de 18h00 à 20h00, et le dimanche. Mais le reste du temps, ils étaient obligés d’être soit à l’usine, soit à l’intérieur du camp. Toute infraction à cette règle était punie. Ils étaient soumis à une discipline d’ordre militaire : levée du drapeau français tous les matins, et leur encadrement était constitué le plus souvent de militaires à la retraite. Mais pas n’importe quel militaire : des officiers de l’armée coloniale, qui avaient servi en Indochine, et qui avaient ramené avec eux l’esprit raciste en vigueur à l’époque.

À la fin de la guerre, pourquoi les volontaires n’ont-ils pas pu être rapatriés ?

Ysé Tran La lutte pour l’indépendance – ce qu’on appelle en France la guerre d’Indochine – venait juste de débuter. Le matériel de guerre et les combattants étaient prioritaires sur les bateaux. Le gouvernement français a décidé de reporter le rapatriement de ces hommes, qui n’a commencé véritablement qu’en 1948, et s’est échelonné jusqu’en janvier 1953. (4100 ont été rapatriés jusqu’en 1941, et 1000 en 1946).

Pierre Daum : Sur les 20 000 hommes du départ, un millier sont morts en France, le plus souvent à cause des mauvaises conditions de vie et de nourriture, qui entraînaient des maladies. 16 000 à 17 000 ont fini par retourner chez eux (souvent avec 10 ou 13 ans d’exils forcés), et 2 000 à 3 000 ont décidé de rester en France, la plupart du temps parce qu’ils avaient rencontré une Française, et fondé une famille.

Que pouvez-vous nous dire sur le militantisme de certains travailleurs en ce qui concerne notamment l’indépendance ?

Ysé Tran Les premiers militants sont signalés dès 1940. Les Vietnamiens de France ont indéniablement eu une très forte capacité de mobilisation et de résistance. En arrivant en France comme le chef d’un Etat libre, Ho Chi Minh est devenu un symbole d’identité et d’unité nationale.

Pierre Daum : Dès que Ho Chi Minh a déclaré l’indépendance du Vietnam, en septembre 1945, le cœur de ces 20 000 s’est enflammé pour la cause indépendantiste, et pour son leader. Mais très vite, des divergences politiques sont apparues à l’intérieur des camps entre des militants communistes qui suivaient la ligne Ho Chi Minh – lui-même soutenu par Moscou et la IIIème Internationale -, et les trotskistes de la IVème Internationale. Ces divergences, difficile à percevoir par la majorité des ouvriers vietnamiens, ont cependant provoqué des affrontements physiques entre militants, concluent parfois par des meurtres.

Ces immigrés vietnamiens ont souvent été victimes de racisme. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Ysé Tran Dans les camps, l’encadrement a été dans un premier temps assuré par des fonctionnaires retraités, en particulier ceux ayant servi outre-mer (fonctionnaires, colons, anciens militaires). Un inspecteur des colonies le note dès 1940 : « La valeur du personnel d’encadrement est médiocre,  les recrutés sont incapables ou malhonnêtes, certains brutaux. Une épuration s’impose ». Les détournements de denrées d’ordinaire atteignent des sommets dès 1940, la justice ou la police fait surveiller ces Français. De jeunes fonctionnaires coloniaux fraîchement sortis de l’école nationale de la France d’Outre-mer (ENFOM) sont ensuite arrivés. Les notes personnelles d’un de ces jeunes administrateurs montrent qu’il a été choqué par les comportements racistes. Fort heureusement nombreux sont les Français qui ont su apprécier ces Vietnamiens. La qualité de leur travail, notamment agricole, est rapportée par les employeurs.

Pierre Daum : Dans la France des années 40, le nombre d’Asiatiques étaient infiniment plus faible qu’aujourd’hui. Pour beaucoup de Français, ces Vietnamiens – qu’ils appelaient « Chinois », ou « Annamites » – étaient les premiers qu’ils voyaient de leur vie. Toute une littérature coloniale avait formé dans l’esprit de ces Français des représentations racistes sur les « jaunes » : perfides, malins, dangereux, toujours impliqués dans divers trafics, etc. Lorsque la guerre d’Indochine arrive, et que la presse fait des gros titres sur « notre belle jeunesse qui meure pour défendre l’empire », le regard dans la rue sur ces Vietnamiens devient pesant. Et les insultes fusent contre les Françaises qui s’affichent en couple avec certains d’entre eux.

Un aspect très important de votre documentaire réside dans les rencontres avec ces femmes qui ont partagé la vie de ces Vietnamiens. Comment vous ont-elles parlé de cette époque, de leur décision de se marier, du regard des autres ?

Ysé Tran Nous avons parlé très librement de ce qui nous constitue, l’amour, la maison, les enfants, la servitude sociale. Le décalage temporel a ceci de bon, c’est qu’elles peuvent se retourner sur la vie qu’elles ont eue et s’interroger aujourd’hui. Ces femmes sont doublement courageuses. Elles sont issues de milieu populaire, elles ont commencé à travailler à l’âge de l’adolescence. Et certains de ces hommes n’étaient pas encore ce qu’on appelle « des travailleurs libres ». Certains étaient encore dans des compagnies avec une rétribution très faible. Elles ont donc soutenu ces hommes le temps qu’ils soient libérés de la réquisition et puissent gagner leur vie comme ouvriers. Elles ont combattu l’ignorance de la famille et du voisinage. Une des Lorraines du film faisait passer des billets à son amoureux par son frère. Le mariage les a rejetés tous les deux hors de la famille lorraine. Les relations avec ces hommes étaient surveillées. Celui qui dirigeait le service de la direction des Travailleurs indochinois – le service de l’Etat responsable de la gestion de ces hommes – avait décidé de séparer les couples vivant en concubinage, souvent avec des enfants en bas-âge. L’étendue du courage de ces femmes sera visible au FRAC Lorraine à partir du 22 juin dans le cadre de l’exposition intitulée « Ressources humaines ».

Vous êtes aussi partis à la rencontre des enfants de ces travailleurs. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué chez eux ?

Ysé Tran Leur volonté de savoir ce qu’a vécu leur père. Ils ont un sentiment grave depuis toujours, celui qu’il faudrait remuer un silence un peu lourd. Ils comprennent aujourd’hui que leur père a souhaité les protéger en ne racontant pas les souffrances endurées. Nous découvrons ensemble l’Histoire et leur histoire personnelle. Leur sensibilité unique, leur innocence indémaillable. Tout vient de leur vérité, de leur grâce abrupte, de leurs émotions. Leur silence est aussi spectaculaire que leurs mots. Chacun d’entre eux est un sujet inépuisable. Les rencontrer a été un bonheur qui a débordé sur toute ma vie.

Pierre Daum : les 2 000 à 3 000 qui sont restés en France y ont fait des enfants. Au cours de mon travail pour écrire Immigrés de force, j’ai pu rencontrer une quinzaine de ces vieux messieurs. A l’époque, vers 2005, il en restait une trentaine encore vie. Ils ne sont aujourd’hui plus que trois. Tous me disaient : « Si j’avais raconté à mes enfants les souffrances que la France coloniale m’a fait subir, ils auraient commencé à détester leur pays. Et ça, je ne le voulais pas ! »

Avec quel état d’esprit sort-on, après avoir mené une entreprise d’une telle ampleur ? Est-ce que ce documentaire a conditionné votre travail dans les années à venir ?

Ysé Tran Nous avons un livre en projet et souhaitons faire des recherches complémentaires sur le même sujet. Ensuite, j’espère obtenir les moyens de monter un autre projet, toujours sur les relations entre la France et l’Indochine. Bien-sûr, en même temps, j’ai envie d’aventures qui sont très éloignées de ces recherches.

Pierre Daum : La colonisation française, et sa longue histoire de souffrances que la France a fait subir à de nombreux peuples, s’est arrêtée en 1962, avec l’indépendance de l’Algérie. Du jour au lendemain, on en n’a plus parlé, un couvercle de plomb a été posé dessus, pendant au moins trois décennies. Depuis une petite vingtaine d’années, ce passé honteux remonte petit à petit à la surface, en provoquant parfois des « tensions mémorielles ». Pour apaiser la société française avec elle-même (et éventuellement avec les sociétés héritières des peuples colonisés), il est important à la fois de faire connaître ce passé (de resituer le cadre historique), et de le faire reconnaître par les plus hauts autorités de l’Etat. Un film comme Une histoire oubliée offre justement cette double fonction. Par sa diffusion à la télévision, il permet à un grand nombre de connaître cette histoire. Mais il a aussi bénéficié de quatre avant-premières, dont une à l’Assemblée nationale, le 17 janvier 2017, en présence de nombreux députés.