Trafic d’enfants : la dure réalité du Cambodge

Le Cambodge, comme toute l’Asie du Sud-Est, est rongé par un fléau : la prostitution infantile. Chaque année des centaines d’enfants sont ainsi arrachés à leurs familles pour devenir des esclaves du sexe. Incursion au cœur d’un trafic d’êtres humains.
Texte et photos : Matthieu Delaunay

« J’habitais dans un village au Vietnam. J’avais 11 ou 12 ans quand on m’a tendu un piège pour me pousser à aller visiter le Cambodge. Après m’être rendue sur le lieu de rendez-vous où l’on était censé me prendre en charge, j’ai été kidnappée. Quelques jours plus tard, je me suis retrouvée dans un bordel de Phnom Penh. Comme je ne voulais pas avoir de rapport sexuel et que j’étais encore vierge, on m’a enfermée dans une chambre pendant plusieurs jours, sans lumière et sans nourriture. La porte s’est un jour ouverte, on m’a donné quelque chose à boire. Je me suis réveillée le lendemain matin nue sur le lit, mon ventre me faisait atrocement souffrir, mais je n’avais aucun souvenir. Un homme est entré dans la chambre, je me suis mise à genoux et ai supplié qu’il me laisse un peu me reposer et soigner mes parties génitales. Pour toute réponse, il m’a battue, m’a allongée sur le lit et le cauchemar a continué. Vingt clients par jour en moyenne pendant au moins trois ans. »

Au bout de l’enfer

Sina Vann est une rescapée. Avec pudeur mais les larmes aux yeux, elle raconte l’histoire ignoble qui l’a menée des rizières vietnamiennes aux maisons de passe de Phnom Penh. Son salut, elle le doit à l’association Afesip et à sa rencontre avec Somaly Man, ancienne victime et figure mondialement connue du combat contre le trafic sexuel des enfants. Le travail culturel de prise de conscience est immense pour les associations de protection de l’enfance : 85 % de la prostitution est consommée d’abord par des locaux et 15 % par des étrangers. Aujourd’hui, Sina travaille avec passion pour l’organisation qui l’a recueillie et ne veut pas entendre parler de mariage. Trop de nuages au front. Trop de jeunes filles à sauver.

Cette miraculée ne fait pas partie d’un petit groupe d’enfants qui seraient victimes de trafic. Si le pays est moins exposé au trafic sexuel que son voisin thaïlandais, selon les chiffres de l’Unicef, au Cambodge, un tiers des 50 à 70 000 personnes prostituées sont des enfants qui vendent leur corps dans 3 000 bars, karaokés, salons de massage et maisons closes. Depuis plusieurs années, les acteurs sur le terrain remarquent que les enfants sont de plus en plus jeunes. Les fillettes auraient entre 10 et 14 ans. Ce rajeunissement de la population des victimes s’explique en partie par le culte de la virginité chez les consommateurs de prostitution qui n’hésitent pas à payer plus cher leurs rapports avec de très jeunes enfants. Une croyance généralement admise à travers l’Asie selon laquelle le fait de faire l’amour à une jeune vierge guérirait les malades du Sida, accentue ce phénomène. Partout, on cherche donc de jeunes et jolis enfants. Les fillettes, comme Sina Vann, serviront d’ultimes recours, de médicaments de chair et de larmes aux mains d’adultes pervers.

Un business lucratif

Le commerce de la prostitution donne lieu à un intense trafic d’enfants des minorités ethniques, des bidonvilles et des camps de réfugiés rappelle un rapport de l’Ecpat (End child prostitution, child pornography and trafficking) publié en 2008. « Il est important de se rappeler que, l’exploitation sexuelle ici s’explique par le laxisme des lois, une répression pénale insuffisante, la pauvreté et le manque de possibilités d’avenir pour les jeunes », explique Sarah, coordinatrice des opérations sur le terrain pour le compte de l’Aple (Action pour les enfants). Mais si les raisons sont évidemment judiciaires et sociales, cette exploitation est surtout lucrative, bien organisée et associée à la criminalité qui encourage la corruption.

Dans les Hot spots de la ville, centres commerciaux, rues touristiques, places mal éclairées ou sur les bords du Mékong, les touristes se pressent. L’immense majorité d’entre eux viennent uniquement profiter de la fraîcheur de la nuit et de l’ambiance électrique des soirées asiatiques. « Un pédophile est en théorie assez simple à repérer. Il se déplace souvent seul et équipé généralement d’appareils photos, de jouets ou de gâteaux, pour attirer les enfants des rues. »Sopheak est travailleur social pour l’Aple qui oeuvre, auprès des enfants des rues, à la prévention d’abus sexuels et à la détection des pédophiles. Sur la « Promenade des Anglais » de Phnom Penh, Sisowath Quay, deux petits garçons de 11 et 5 ans vendent des petits sacs de grains de maïs aux passants. Assis sur un trottoir surplombé par une affiche éloquente « Clean city, clean resort, clean place », Sochea, le plus grand, répond aux questions avec une malice et une sérénité qui font oublier son allure d’enfant des rues. « Ces deux frères n’ont jamais été abusés, explique Sopheak, mais leur mère n’est jamais bien loin et ils peuvent profiter d’un toit auprès d’un parent. La difficulté concerne les enfants qui sont livrés à eux-mêmes et dorment dans la rue. C’est vers eux que se tournent les pédophiles occidentaux qui promettent à ces gosses qui vivent dans la misère, en plus de manger et de dormir au chaud, un salaire colossal. » Parmi ces prédateurs, on trouve une grande majorité d’Occidentaux, mais les Khmers ne sont pas à négliger dans les statistiques. « Il y a une différence culturelle dans la consommation du sexe. Ici, les locaux vont davantage dans les arrières-boutiques des salons de massage ou des karaokés, tandis que les Occidentaux préfèrent approcher des enfants des rues qu’ils entretiennent souvent pendant des jours avant de commencer à les toucher », précise Khoem Vando, responsable des opérations pour l’Aple.

À quand la lumière ?

L’organisation agit en étroite collaboration avec la police qui montre de plus en plus d’intérêt et d’investissement dans la lutte contre la prostitution infantile. Si la corruption est encore reine dans le pays, on observe une amorce de prise de conscience. Le gouvernement a décidé de prendre en considération ce fléau. En 2008, une loi a été votée sur la répression de la traite des êtres humains. L’exploitation à des fins sexuelles et commerciales constitue désormais une somme d’infractions détaillées précisément dans 12 des 30 articles qui composent cette loi. Elle interdit toutes les formes de la traite et sanctionne ces pratiques au même titre que d’autres crimes graves tels que le viol. Le ministère de l’éducation, en coopération avec les organismes des Nations unies et des ONG a décidé d’accentuer sa politique de sensibilisation auprès des citoyens. Il y a urgence : tous ces professionnels qui luttent contre la prostitution infantile sont unanimes sur ce qui permet aux pédophiles de recommencer leurs crimes sans se sentir trop coupables : la contribution au développement économique du pays dans lequel ils sont venus faire du tourisme ou tout simplement le sentiment d’avoir participé à l’enrichissement de personnes en état d’extrême pauvreté. En quittant l’Afesip, Chhoeurth, son directeur, nous a remis un document émanant de l’US Department of States qui classe le pays en catégorie très sensible sur la liste de surveillance du trafic d’êtres humains. Au Cambodge, la lutte contre la prostitution infantile a seulement débuté et la bataille risque d’être longue.

Le rond-point qui entoure la colline de Wat Phnom est très emprunté ce soir. Les motos se frôlent, les klaxons aboient. Au loin, deux Khmers s’arrêtent à la hauteur d’une jeune femme aux cheveux orange et aux vêtements couverts de paillettes. Ils s’entretiennent quelques instants, discutent le prix, la jeune fille saute en croupe sur la moto et s’en va vers une guest house qui loue ses chambres à l’heure. Au coin de la rue un tuk tuk s’est arrêté. Trois adolescentes en descendent. Les quatre adultes occidentaux qui les ont déposées leurs tendent quelques billets. Les filles reprennent leurs places. Il est 21h30, la nuit ne fait que commencer.