Le Cambodge au corps

Michel-Cosme Bideau est un voyageur infatigable, écrivain et grand connaisseur de l’Asie du Sud-Est. Dans Chaos khmer, il livre un livre cru, violent, passionnant, efficace et sans concession sur l’adoption par des couples étrangers sur fond de coup d’État.

Propos recueillis par Matthieu Delaunay – Photos Michel-Cosme Bideau et Matthieu Delaunay

Qu’est-ce qui vous a amené au Cambodge ?
Né en région parisienne, j’ai voulu changer d’air à la fin de mon adolescence et suis donc allé en auto-stop en Inde. Un beau premier voyage initiatique, où je suis souvent retourné. C’est d’ailleurs là-bas que j’ai eu envie de découvrir l’Asie du Sud-Est et je suis tombé amoureux du Cambodge. Ce petit royaume m’a étonné. Vous savez : il y a des pays où l’on a envie de retourner… ou pas. Le Cambodge a été un coup de foudre ! J’ai entrepris une enquête sur l’adoption destinée au départ au quotidien Cambodge soir. C’est de cette expérience que j’ai tiré le début de Chaos Khmer. J’ai proposé un sujet sur l’adoption pour le supplément week-end, et j’ai engagé un guide cambodgien. Ce personnage existe réellement : Sarun. Je l’avais nommé « fixeur » (contact et aide privilégié des reporters ndlr) mais il s’est révélé être bien plus : un journaliste né, comme beaucoup de Khmers que j’ai pu rencontrer. Chauffeurs de Tuk Tuk, ou simples marchants, il y a en eux une curiosité, une intelligence magnifique… bref, du talent ! C’est aussi pourquoi j’ai écrit des livres : j’ai rencontré des Cambodgiens analphabètes meilleurs journalistes que moi, il fallait bien que j’essaie de me démarquer d’eux (rires) !

Il y a donc une dimension très autobiographique à cette aventure ?
Oui. C’était une ambiance fascinante. Dans le Cambodge de la fin des années 90, tout le monde était armé jusqu’aux dents. Des seigneurs de la guerre contrôlaient plus la situation que le pouvoir central. Celui-ci existait à peine et n’était qu’une vague mise en scène. Il n’y avait plus d’immatriculation sur les véhicules, des flics essayaient de vous rançonner d’un dollar à chaque carrefour… C’était passionnant et c’est ce qui m’a poussé à y revenir encore et encore.

Quelle était l’ambiance d’avant le coup d’État de 1997 ?
Précédemment, il y avait eu des élections organisées par l’ONU qui avaient abouti à un fiasco total : le perdant, Hun sen (actuel premier ministre ndlr) avait refusé d’accepter sa défaite. Son adversaire et fils du roi Norodom Ranariddh, avait pourtant nettement gagné. Mais Hun Sen a argué que les provinces proches du Vietnam avaient massivement voté pour lui, il a donc menacé de faire sécession. Le roi a calmé le jeu en décidant qu’il y aurait deux premiers ministres, et voilà tout. Hélas, le pays s’est retrouvé bloqué 4 ans : quand un premier ministre prenait une décision l’autre décidait l’inverse. Les deux partis ont fini par s’armer de lourd pour se faire entendre. Là-bas un parti politique, cela veut dire constituer une armée, des gardes du corps, des tanks… C’était la première fois que je voyais ça. C’était très marquant.

Votre livre n’est pas à mettre entre toutes les mains…
Il a été écrit en partie pour en finir avec mon romantisme guerrier, un sentiment ridicule qui me tenait aux tripes. Je suis aussi bouleversé par les plus pauvres du monde. J’essaie de dépeindre leur réalité de manière expressionniste, la vraie misère. J’ai exprimé dans Chaos khmer le point de vue d’un journaliste amateur, attiré par les bas-fonds, la violence, un candide qui débarque au Cambodge, enquête sur l’adoption mais tombe en plein coup d’Etat. C’est hors sujet pour lui, il n’est en rien concerné mais ne peut s’empêcher de « couvrir » cette aventure dangereuse, pour rien, fasciné par le « phénomène guerre », la découverte de cette crise de folie collective, comme un romantique.

N’est-ce pas un plaidoyer contre l’adoption ?
Je ne suis pas d’accord. Je pose le problème sans complaisance ni répondre et encore moins condamner. Ce livre est un récit véridique, un peu polar à certains endroits, par nécessité, et nourri de témoignages. Il faut savoir que, dans 80% des cas, les étrangers adoptent de faux orphelins. La société cambodgienne ne « produit » pas d’orphelins en temps de paix, quelle que soit sa pauvreté apparente. Avant, des collatéraux prenaient toujours en charge les orphelins authentiques, de par une solidarité familiale dont nous n’avons plus l’idée ici. À présent, des rabatteurs proposent 500 dollars aux ultra pauvres pour abandonner le petit dernier. Certes, en adoptant un bébé cambodgien vous rendez service à un individu, mais pas à sa collectivité. D’autre part, en grandissant « l’orphelin » va se poser des questions… L’adoption étrangère crée plus de problèmes qu’elle n’en résout et devrait être réservée aux vrais orphelins. Ce livre est une réflexion sur ce thème, il ne cache aucune noirceur et veut casser le mythe du : « vous sauvez un enfant, c’est formidable, vous voilà un héros ! » Des héros, j’en ai vu fort peu. Parfois, j’ai vu aussi que l’amour était plus fort que la misère. Ce livre veut en témoigner.

Qu’en est-il du trafic d’organes ?
On en parlait à cette époque. Une ONG louche avait été accusée par une autre ONG. Il était évidemment difficile de pénétrer la mafia des transplantations d’organes qui opérait. S’il est certain qu’il y a eu des cas, personne ne s’est fait prendre. Or, un crime n’existe que dans la mesure où il est puni. L’UNICEF, l’ONU et INTERPOL étaient sur les dents. Un pédiatre suisse fort connu, fondateur d’hôpitaux gratuits pour enfants, n’hésitait pas à dénoncer haut et fort un trafic d’organes. Les transplantations avaient lieux en Thaïlande, les prélèvements au Cambodge sur des gosses des rues.

Stylistiquement, vous faites une démonstration de la technique « stylo-caméra ».
J’ai l’ai apprise en travaillant dans la série Brigade mondaine dirigée par Gérard de Villiers qu’on appelait « SAS ». Je voulais l’appliquer pour un vrai livre parce que c’est une technique très efficace. Plutôt que de l’employer pour des polars érotico-policiers indigents, j’ai voulu la mettre au service d’une entreprise littéraire. Le procédé est celui du plan alterné méchants/bons. Il faut ouvrir les chapitres par une image, un lieu, du visuel. On commence chez les méchants et on laisse la victime dans une situation angoissante. Dans les polars SNCF, toutes les informations doivent arriver par dialogue, les réflexions d’auteur sont interdites, d’où l’emploi possible de nègres. Dans mon livre au contraire le personnage principal « pense » librement, bien entendu. D’habitude, Brigade mondaine ne passe pas le périphérique. Mais j’avais voyagé, j’ai réussi à emmener les deux héros en Inde, au Népal, en Indonésie… sous couvert de missions secrètes. Ensuite c’est de l’écriture classique, « traîtresse » : il faut utiliser ses amis et parents pour écrire des portraits avec du « corps ». Rien de nouveau sous le soleil… Les deux équipes doivent se rencontrer vers la moitié du livre. Ensuite… je laisse au lecteur le soin de découvrir ! Laissez-moi juste rappeler que qualité d’une œuvre dépend de la véracité du grand méchant numéro un. Il faut soigner sa psychologie. Ce qui m’a séduit dans cette technique, c’était d’apprendre à écrire une fiction absolue, qui n’a rien à voir avec vous et votre nombril. Paradoxalement, cela se révèle être plus révélateur de votre personnalité qu’une autobiographie écrite à la première personne. Croyant être caché par la technique, on se découvre davantage.

C’est un livre aussi très cru, des bas-fonds, qu’est-ce qui vous attire dans ces lieux ?
Les bordels à l’ancienne sont évidemment des lieux fascinants pour un auteur. À Bombay, il y a 20 ans, j’ai photographié les cages de Falkland road (quartier des prostitués et des travestis ndlr). Il n’était pas indispensable d’aller avec les filles pour ressentir la puissance de l’émotion, de l’ambiance, une véracité allant droit au but, qui résumait la nature humaine. Ces lieux de débauche moyenâgeux et spectaculaires ont d’ailleurs été immortalisés par Marie Ellen Mark, photographe légendaire disparue en 2015. Ces boxons traditionnels étaient inouïs de pittoresque. Aujourd’hui, on change la présentation, il n’y a plus que des « gogo bars » mais ce n’est qu’une autre forme du même sujet, telle l’éternelle réincarnation hindouiste ou bouddhiste.

Vous dressez le portrait singulier du Premier ministre Hun Sen.
Issu d’une famille de riziculteur métayer très pauvre, il voit sa mère enlevée par des brigands contre une rançon ! Arrivent les KR (Khmers rouges ndlr) et il marche avec eux. Il rentre dans l’armée où son ascension est fulgurante, il se fait remarquer par son efficacité et son courage physique. Ce genre de personnage est toujours protégé par une baraka inexplicable sans une intervention divine injuste. Il est blessé cinq fois légèrement. Durant la lutte finale, la prise Phnom Penh en avril 1975, il est colonel mais s’élance seul devant en criant « suivez-moi ! ». Un éclat lui traverse le visage au dernier moment et il perd un œil. Ensuite, il est malin, il a toujours un coup d’avance. Sentant qu’il va être « purgé » comme d’autres par le paranoïaque Pol Pot, il s’enfuit au Vietnam fin 1977. Les Viêts comprennent qu’il a une envergure. Quand ils envahissent le Cambodge, en quelques jours, pour en finir des provocations KR, ils choisissent ce Khmer comme caution, pour légitimer leur intervention. Puis va venir le temps des seigneurs de la guerre, l’élection de 1993, les deux Premiers ministres… Quand son adversaire Ranariddh scelle une union contre nature avec les Khmers rouges, cette troisième force constituée d’enfants soldats fanatisés, inexpugnables dans leurs jungles, Hun Sen comprend qu’il lui faut frapper vite et fort, avant que les armes lourdes des KR n’aient le temps d’arriver à Phnom Penh. C’est le coup d’État raconté dans le livre. Personne n’en parle au Cambodge, c’est un sujet tabou. Depuis, c’est le népotisme, le pillage des dernières forêts primaires, etc. L’opposition, dirigée par Sam Rainsy n’a pas pu faire grand-chose. Voyons ce que pourra donner Kem Sokha (élu en mars 2017 ndlr).

N’êtes-vous pas un peu trop tendre avec l’actuel premier ministre qui fut un officier Khmer rouge ?
Il faut reconnaître que son adversaire Ranariddh n’avait pas la dimension d’un chef. Dans une vie parallèle, il était prof de droit constitutionnel à Poitiers. Un puits de science… mais il n’avait qu’une connaissance théorique de ce qu’est un État. Hun Sen lui ne parlait ni français ni anglais, il sortait de la rizière. Cet homme étonnant est à mon avis le seul esprit politique de sa génération. Quant à sa compromission avec les KR, il s’en explique : dans son village, tous les jeunes étaient pour eux durant l’atroce guerre civile de sept ans, bien oubliée, qui a précédé leur arrivée. Le gouvernement central était déconsidéré, c’était « la république des corrompus ». « Comment imaginer que les KR allaitent commettre un génocide ? », ose aujourd’hui Hun Sen durant ses interminables passages télé. Il faut se souvenir que même la presse française a pris parti pour les KR, au départ…

L’histoire de la mise en lumière des Khmers rouges est aussi intéressante

On la doit au père Ponchaud. C’est lui, curé de gauche, parlant le khmer, qui le premier a amené des témoignages concordants de génocide à Libération. Mais le journal était dirigé par Serge July qui a cru à une intoxication de la CIA. Le Père Ponchaud s’est donc rendu au Monde, plus duplice, qui l’a publié sur une double page. On y révélait que les KR tuaient systématiquement tous les docteurs, professeurs, fonctionnaires, flics, intellectuels ou Blancs. C’était du racisme inversé. Il fallait avoir la peau brune pour être épargné. Leur « expérience » a été déterminante dans la géopolitique mondiale. Avant, on pouvait toujours prétendre que la révolution avait échouée parce qu’elle n’avait pas été assez radicale. Après, on ne pouvait plus. Ils avaient poussé le concept au bout du bout et le résultat était un « auto-génocide », où oppresseurs et victimes sont de la même ethnie, unique dans l’histoire pourtant fournie des crimes de masse. D’un côté il y avait les « bourgeois » (les gens des villes) et de l’autres les paysans, c’était la seule nouveauté. Le Cambodge a eu le douloureux privilège de prouver que le communisme ne fonctionnait pas et il s’est ensuite effondré partout, jusqu’en URSS.

D’où vient le resserrement des frontières de l’Empire khmer ?

D’abord, des règles de succession royale peu claires. Ce n’est pas le fils aîné du roi qui hérite du trône, idiot ou pas. Au Cambodge, un aréopage choisit, parmi les membres de la famille royale, celui qui va régner. Souvent deux frères s’opposaient. L’un s’alliait avec les Vietnamiens l’autre avec les Thaïlandais, en leur promettant une province s’ils l’aidaient à éliminer son frère ennemi. L’Empire s’est rétréci comme peau de chagrin alors qu’il dominait la région il y a mille ans. Par ailleurs, la monarchie est un fantasme classique des dictateurs et Hun Sen n’y échappe pas, qui verrait bien son fils remplacer le nouveau roi.

Quel avenir voyez-vous pour la Cambodge ?

Tous ces pays d’Asie du Sud-Est ont peur de l’expansionnisme chinois. Mais les Khmers ont toujours su défendre leur existence propre. Leur terreur est de devenir une minorité ethnique comme il en existe chez eux. L’Empire khmer a fondu mais je crois que nous avons atteint un noyau irréductible. Ils se sont battus contre les Thaïs, récemment, à propos du temple du Preah Vihear. Ils ont conscience d’être un grand peuple. L’idéologie Khmer rouge reposait d’ailleurs sur l’idée qu’ils sont géniaux mais incompris et devait vivre en autarcie. Leur problème : ils avancent à reculons, tournés vers le passé angkorien si glorieux. Évidemment, quand on est seul face à la Chine, on peut avoir peur… Et Hun Sen, jadis grand allié des Vietnamiens, a changé son fusil d’épaule pour se rapprocher des chinois. Alors l’avenir ? « Difficile de prévoir l’avenir, surtout quand cela concerne le futur », comme disait l’autre. Cependant, l’Histoire prouve qu’ils sont parvenus à préserver leur singularité même au temps du communisme asiatique.

Chaos khmer, éditions Transboréal, 648 p., 14,90