« Le bien véritable existe ! »

Interview de Matthieu Ricard, moine bouddhiste, recueillie par Antoine Besson. Interprète du Dalaï-Lama, ce moine écrit ses mémoires à 75ans.

Personnalité à nulle autre pareille, Matthieu Ricard interpelle.

Fils du philosophe et académicien Jean-François Revel, docteur en génétique, il s’est retiré depuis 1972 dans un monastère bouddhiste de l’Himalaya. Interprète du Dalaï-Lama, ce moine, auteur de nombreux livres, est aussi photographe et traducteur. À 75 ans, il publie ses mémoires dans les Carnets d’un moine errant*, aux éditions Allary. Au-delà de la sauvegarde de la tradition philosophique bouddhiste, il milite joyeusement pour la transmission, l’altruisme et la reconnaissance des forces du bien à l’œuvre dans le monde.

C’est la banalité du bien, c’est-à-dire que dans la grande majorité des cas, les sept milliards d’êtres humains se comportent bien les uns vis-à-vis des autres.

AB : À vous lire, la transmission est une notion clé de votre existence. Qu’est-il fondamental de transmettre?
MR : Ce livre est avant tout un témoignage et un hommage à mes maîtres. La philosophie bouddhiste est une lignée spirituelle ininterrompue qui s’est construite de maître à disciple ou de professeur à élève, de maître à compagnon… Cette approche valorise la transmission vivante. Par exemple, pour pouvoir être étudié, un texte doit être lu à voix haute par quelqu’un qui l’a reçu de quelqu’un et ainsi de suite jusqu’à l’auteur. Cela vaut pour le texte lui-même autant que pour les habitudes d’interprétation de ce dernier au sein des collèges philosophiques. Grâce à cette transmission authentique, vous avez des guides authentiques. C’est l’exact opposé des faux prophètes d’aujourd’hui qui se fabriquent eux-mêmes, parfois avec plus ou moins d’intelligence, et se déclarent détenteurs d’un savoir sorti de nulle part. Ceux-là sont éminemment dangereux.

7 octobre 1950,

un an après la proclamation de la République populaire de Chine, Mao Zedong ordonne l’invasion militaire du Tibet.

Si elle n’est pas à l’article de la mort, la tradition du bouddhisme tibétain fait tout de même face à un génocide culturel «intentionnel ou non» comme le dit le Dalaï-Lama.

 

 

 

AB : Est-ce que cela veut dire qu’il y a une urgence à transmettre ?
MR : L’art bouddhiste a été mis en grand danger de disparaître après la révolution culturelle et l’invasion chinoise du tibet. 5 900 monastères ont été détruits avec tout ce qu’ils comportaient de textes, de sculptures, de peintures… Aujourd’hui c’est la préservation des détenteurs du savoir qui est essentielle. Avec 150 000 Tibétains réfugiés en dehors du Tibet, principalement en Inde et au Népal, et 6 millions de Tibétains au Tibet qui essayent de préserver tant bien que mal ce qu’il est possible de sauver, il y a une certaine urgence en effet. Si elle n’est pas à l’article de la mort, la tradition du bouddhisme tibétain fait tout de même face à un génocide culturel «intentionnel ou non» comme le dit le Dalaï-Lama.

AB : Ces écrits philosophiques et spirituels font-ils le poids face à Google ?
MR : Il existe encore beaucoup de gens qui s’intéressent à la tradition philosophique tibétaine. Au Tibet, il y a un monastère qui accueille actuellement 12 000 étudiants. Ils ont été plus de 20 000 avant que les Chinois les obligent à déménager. Pour moi, les écrans ne sont pas la première menace. C’est d’abord la Chine. De moins en moins de jeunes veulent entrer au monastère certes, mais on y refuse encore du monde chaque année. Ceci dit, j’ai entendu plusieurs maîtres tibétains me dire : «Le Mara maintenant, c’est les écrans!» C’est intéressant car le Mara dans la tradition tibétaine, c’est la déesse qui a tenté Bouddha. Et ils sont plusieurs à me l’avoir dit de manière indépendante.

AB : Le paradoxe c’est qu’on met tous les enfants devant les écrans au nom de l’école à distance…
MR : C’est évidemment un non-sens ! Les réseaux sociaux sont en premier lieu une fenêtre pour le narcissisme et un moyen de faire du harcèlement à l’abri de l’anonymat. C’est davantage une entreprise de destruction que l’occasion d’un véritable lien social. Un livre raconte la solitude des jeunes engendrée par la communication virtuelle. Un enfant de 13 ans y témoigne ne pas pouvoir tenir une véritable conversation face à une autre personne, car il ne s’y sent pas prêt! C’est totalement hors de contrôle. Tous les indicateurs disent que les écrans ne sont pas bons pour les enfants. Un créateur de jeux vidéo a essayé un jour de m’expliquer que tuer tout le monde avec son jeu permettait d’augmenter l’attention des jeunes. Mais je m’en moque. Je n’ai pas besoin de tuer des gens pour augmenter mon attention! Il y a un enjeu de protection des plus jeunes : le spectacle de la violence chez les enfants les met en danger. L’utilisation excessive des écrans provoque des dépressions. Les universitaires font des études et pourtant le pouvoir de l’argent et la tentation sont toujours les plus forts. J’ai parlé de ces sujets de violence dans les jeux vidéo et à la télévision dans mon Plaidoyer pour l’altruisme.

AB : À propos d’altruisme, vous écrivez : «Plus que jamais, à l’heure actuelle, l’altruisme me semble être cette force de changement». Le voyez-vous à l’œuvre ?
MR : Il n’y a pas seulement le narcissisme ou l’hyper individualisme des réseaux sociaux qui se déploient dans le monde. Il y a aussi l’altruisme, le déclin de la violence, la solidarité, la coopération… Aujourd’hui, ces mouvements contraires font se côtoyer la dévaluation d’autrui des autres espèces et la possibilité du bien véritable. Nul ne peut dire qui va gagner. Car le bien véritable existe. Il peut être cultivé et il est plus présent qu’on le soupçonne. C’est la banalité du bien, c’est-à-dire que dans la grande majorité des cas, les sept milliards d’êtres humains se comportent bien les uns vis-à-vis des autres.

AB : Alors que faire pour faire pencher la balance du côté du bien?
MR : Les solutions se trouvent du côté de l’éducation positive et coopérative, de la sobriété heureuse pour vivre mieux avec moins, d’une économie durable qui soit basée sur l’harmonie durable – c’est-à-dire qui remédie à la pauvreté au sein de la richesse et qui prenne en compte les externalités pour l’environnement –, aller vers une gouvernance globale pour tous les problèmes globaux (comme la santé)… Tout cela fait partie des remèdes qui nécessitent à la fois un engagement personnel et un sentiment de responsabilité global. Ce n’est pas chacun pour soi, c’est chacun pour tous.

AB : Face aux nouvelles sans cesse pessimistes, quel serait le remède contre la désespérance?
MR : C’est le syndrome du mauvais monde. «L’homme est mauvais et le monde va mal» ne cesse-t-on de nous dire. Au contraire, il faut déjà voir qu’il y a beaucoup de choses qui vont mieux. Ne serait-ce que le déclin de la violence. Steven Pinker le démontre dans son livre avec plus de 1 500 références scientifiques : la violence décline régulièrement depuis le XIème siècle à tous les niveaux. Le taux d’homicides en Europe est passé de 100 pour 100 000 habitants par an à 1. Ce n’est pas 30% de moins c’est 100 fois moins. Ce n’est pas rien! Et c’est vrai de toutes les formes de violence. Il y a évidemment toujours quelque chose d’horrible qui se passe quelque part. Tout le monde le sait dans le monde entier parce que c’est ce dont tout le monde parle. Mais globalement, la violence diminue. À l’inverse, de nombreuses personnes font des choses formidables dont on ne parle pas, car ce n’est pas une nouvelle… Tout le monde râle, mais l’espérance de vie en 1900 était de 50 ans, aujourd’hui elle est de 80 ans. Quelqu’un qui naît aujourd’hui en Europe a une chance sur deux d’être centenaire.

1/ 100 000

C’est le taux d’homicide en Europe par personnes au XXIe
Soit 100x moins qu’au 19e

 

Je suis joyeux de faire ce que je fais et j’espère mourir sereinement, si possible lucide et en méditation.

À long terme, l’éducation est le meilleur investissement, on le sait bien !

AB : Vous avez créé une association Karuna-Shechen qui permet aux enfants d’aller à l’école. Pourquoi avoir choisi l’accès à l’éducation en premier lieu ?
MR : À long terme, l’éducation est le meilleur investissement, on le sait bien ! Dans les régions d’Asie où nous sommes, beaucoup de parents ont de nombreux enfants et ne peuvent pas tous les envoyer à l’école. C’est donc souvent les filles qui sont privées d’instruction. Nous faisons donc en sorte de les aider à aller à l’école. Ne serait-ce que six mois d’éducation pour une fille réduit la mortalité infantile. Un minimum d’éducation est important pour leur santé et leur maternité. Une éducation appropriée qui leur permet de mieux vivre, de mieux faire ce qu’ils font et de survivre dans des conditions plus décentes est extrêmement bénéfique.

AB : Vous citez l’un de vos amis, Gurmiot Singh, qui dit : «Le bonheur, c’est aider les autres». Avez-vous trouvé le bonheur ?
MR : Il n’est pas le seul à le dire. Albert Schweitzer l’a dit aussi, plein d’autres gens l’ont dit. Le Père Ceyrac a aussi dit : «Tout ce qui n’est pas donné est perdu!» En fait, je suis heureux, car je me sens extrêmement chanceux d’avoir fait ces rencontres extraordinaires que je relate dans mon livre, au lieu de m’égarer dans l’existence. C’est une joie et une satisfaction profonde. Un sentiment de plénitude et de gratitude. Je trouve de la joie en toute chose : dans ma vie au contact de la nature, dans mes amitiés, dans mes lectures de textes philosophiques, dans mes images qui me permettent de partager mon émerveillement devant la nature sauvage… Je suis joyeux de faire ce que je fais et j’espère mourir sereinement, si possible lucide et en méditation.

AB : Comment cultiver la joie?
MR : La joie est le signe qu’on est dans la bonne direction. Quand on est perdu, désemparé, le désespoir n’est pas loin. J’ai rencontré à Hong Kong il y a longtemps un jeune d’une vingtaine d’années qui m’avait interpellé : «Donnez-moi une raison de vivre !» C’est horrible de dire cela quand on est jeune. C’est une des phrases qui m’a poussé à écrire Plaidoyer pour le bonheur. Parce que la vie sans savoir où l’on va n’est jamais joyeuse. Quelqu’un m’a dit un jour : «la joie est le printemps du bonheur!»

Moine, auteur et photographe

Sur le bandeau du livre présent dans toutes les librairies, l’éditeur a affiché un mot : « Mémoires ». L’épaisseur du volume confirme le message : ce livre contient une vie… Pourtant Matthieu Ricard, le moine bouddhiste qui offre son sourire sur un fond de prairie fleurie de l’Himalaya s’en défend dès le propos liminaire :

« Ce texte se veut moins une autobiographie au sens traditionnel que le témoignage d’une vie inspirée à chaque instant par les maîtres spirituels que j’ai rencontrés. »

Dès lors, Matthieu Ricard se raconte : sa jeunesse et sa quête, mais surtout ses rencontres, ses maîtres, ses livres, sa quête, sa foi en l’altruisme, la fondation de son association Karuna-Shechen et ses amitiés nombreuses. En parallèle de la sortie de ce livre dont les droits d’auteur seront reversés à Karuna-Shechen, les éditions de La Martinière ont eu la bonne idée de publier à nouveau « Un voyage immobile », album de prises de vue réalisées par le moine initié dans sa jeunesse à la photographie par André Fratas. Un livre qui nous offre une contemplation émerveillée des cimes et des paysages aperçus depuis l’ermitage où il se retire chaque année. Une autre façon de parler d’héritage cette fois-ci sans les mots ou bien avec ceux des autres grâce à quelques citations bien choisies. Une fascinante plongée dans l’univers de ce fils de philosophe devenu moine errant qui murmure à notre monde bruyant et parfois belliqueux un message de paix et de beauté.

Allary Editions, 768 p., 28,90 €
Éditions de La Martinière, 192 p., 25 €

 

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