La joie est une passion

Dans leur livre, Trois amis en quête de sagesse, Alexandre Jollien, Matthieu Ricard et Christophe André célèbrent la joie du don, le renoncement libérateur et la confiance en la vie. Rencontre avec Alexandre Jollien, philosophe nu, qui tente de vivre sans pourquoi.

Propos recueillis par Matthieu Delaunay

Notre thématique de l’année 2016 est la joie du don. Quel sens ces deux notions revêtentelles pour vous ?

D’abord, elles sont intimement liées. Il y a un malentendu qui a la vie dure qui laisse croire que le bonheur procède de l’enrichissement, de l’entassement, voire de l’accumulation. Donner c’est déjà voir que j’existe grâce à une chaîne immense de solidarité. Convertir son regard, c’est cesser de vouloir être le centre du monde. Dès lors, donner c’est s’inscrire dans cette solidarité et s’accomplir pleinement en tant qu’être humain. D’ailleurs, comme Spinoza l’a montré, la joie est le signe que nous passons à une plus grande perfection. Autrement dit, je l’éprouve quand je ressens en mon être que la vie gagne du terrain. Aucune motivation égoïste ne peut donner cette joie qui nous rend meilleurs et nous invite à progresser sans cesse sur ce chemin. En ce sens, Nietzsche nous donne une magnifique indication lorsque, dans Humain trop humain, il dit que la meilleure façon de démarrer la journée, c’est de se demander si ce jour-là on peut faire du bien à quelqu’un.
Comment préserver, cultiver et faire progresser la joie ?
« La joie est une passion », disait Spinoza. On ne peut pas avoir la mainmise sur elle. Tout au plus, et c’est déjà énorme, peut-on se rendre disponible à sa venue. À mes yeux, il y a trois piliers qui pourraient bâtir un art de la joie. D’abord, il s’agit de se vouer corps et âme à une ascèse, à une pratique spirituelle. La prière, la méditation peuvent, par exemple, nous aider à arracher les poisons de l’âme, à congédier les émotions perturbatrices, à réveiller ce qu’il y a de plus beau dans un cœur. Ensuite, il est essentiel de bien s’entourer et de bien entourer à son tour. La tradition du zen parle des amis dans le bien, ceux qui nous encouragent, nous stimulent et nous aiment d’un amour inconditionnel. Grâce à eux, nous pouvons progresser, avancer. Enfin, nous ne pouvons pas faire notre bonheur dans notre coin, sauf à s’enliser dans l’égoïsme et la solitude. Un engagement solidaire, la pratique de la générosité au quotidien nous ouvrent assurément à la joie du don et le plaisir d’être en lien.

La solidarité et la liberté intérieure sont les deux chantiers sur lesquels vous dites déployer votre vie spirituelle. Qu’est-ce que cela signifie ?
Il s’agit de tout mettre en oeuvre pour se libérer de l’ego et entrer dans une véritable démarche de don. Une vie spirituelle nous coupe d’un mode de vie vécue en pilotage automatique. Elle nous aide à nous extraire de l’emprise des passions pour nous conduire vers une liberté toujours plus grande. La solidarité est un rapport au monde. Finalement, c’est se décentrer, quitter les bornes de l’ego pour embrasser la vie dans sa totalité. être solidaire c’est être libre de soi, c’est entrer dans une qualité d’être autrement plus large que celle induite par la poursuite de son seul intérêt, poursuite qui, ultimement, nous voue à l’insatisfaction car elle procède d’une erreur de calcul, d’un manque de réalisme ; elle nous coupe de la richesse du réel.

 

« Il y a un malentendu qui a la vie dure qui laisse croire
que le bonheur procède de l’enrichissement,
de l’entassement, voire de l’accumulation. »

Comment définissez-vous l’esprit d’enfance ? Comment concilier dans sa vie quotidienne les responsabilités d’un adulte et les qualités de l’enfance ?
Il ne faut pas confondre l’esprit d’enfance et la puérilité. Ce qui me touche en compagnie des enfants, c’est d’abord leur absence de préjugés, leur spontanéité. Ils semblent aussi vouer en la vie et en l’autre une confiance. Nourrir l’esprit d’enfance au cœur du monde, au milieu des obligations professionnelles, c’est peut-être cesser de voir le monde à travers ses préjugés, quitter peu à peu le soupçon, la méfiance pour se laisser renouveler par la vie. Cela n’empêche pas au contraire d’être vigilant, d’être totalement donné à ce que l’on fait. Retrouver un esprit d’enfance c’est, au fond, ne pas se figer dans les étiquettes, dans une image de soi, ne pas prendre refuge dans l’esprit de sérieux. Nous accordons bien trop d’importance à ce qui n’est pas, finalement, si sérieux que ça : le paraître, le qu’en dira-t-on… Les enfants vivent sans pourquoi, ils grandissent sans avoir de plans pré-établis et pourtant un bébé progresse à une vitesse inouïe. À leur suite, nous sommes conviés à ne plus lorgner sur une réussite programmée pour œuvrer à devenir pleinement qui nous sommes. Enfin, il s’agit d’aimer inconditionnellement, sans calcul.

Chez Enfants du Mékong, nous développons des programmes pour soutenir les plus faibles. Qu’avez-vous appris des petits au cours de votre vie ?
Précisément qu’il faut convertir le regard pour dépasser les apparences. Dès lors, chaque être humain peut devenir un maître en humanité. Les démunis nous apprennent aussi ce qu’est la véritable richesse des hommes, la solidarité. Sans un lien à l’autre authentique, nous ne pouvons espérer être heureux. Au fond, il s’agit de ne pas se tromper de cible et de chercher le bonheur dans le don de soi, dans la transformation intérieure plutôt que dans l’enrichissement et la poursuite des faux biens comme la reconnaissance, le plaisir seul, la richesse.

Les démunis nous montrent aussi la grandeur de l’homme. Il y a en chacun d’entre nous une part qu’aucun traumatisme ne peut détruire. Y a-t-il une voie privilégiée de l’accomplissement, de la joie, qui passerait par le don et quel don ?
Les évangiles montrent bien que le don de soi est le plus grand. Il n’est pas besoin d’être riche et fortuné pour entamer une vie de générosité, pour oser un engagement concret. Chacun peut donner de son temps, de son âme, de son être. Ça commence peutêtre avec son voisin de palier ou son conjoint, sa famille, pour s’étendre à toutes les personnes que nous rencontrons. S’accomplir, devenir un homme ou une femme c’est s’affranchir des préjugés, de l’égoïsme et, en cela, se tourner vers l’autre est la voie royale pour s’approcher d’une joie confiante et découvrir le meilleur de soi. Mais encore faut-il être avisé et aller vers l’autre sans attente. Le risque c’est d’instrumentaliser l’autre, essayer de trouver en lui une consolation, de la reconnaissance. C’est oublier que le pur amour n’attend rien, qu’il aime sans pourquoi et qu’il se donne sans calcul.

Face aux crises, le repli est une tentation naturelle qui conduit les hommes à s’interroger sur leurs origines et à privilégier l’aide immédiate des plus proches. Que vous inspire le geste de celui qui part à l’autre bout du monde pour venir en aide à une population étrangère ? Les hommes aujourd’hui sont-ils tous frères selon vous ?
La solidarité n’a pas de frontière et l’élan du cœur n’a pas de borne. Ce serait une erreur de distinguer dans nos actes de générosité l’étranger du proche. D’ailleurs, il ne faut pas opposer les deux et l’idéal c’est bien sûr de s’engager sur ces deux terrains, aider le voisin de palier, le proche comme ceux qui se trouvent sous d’autres cieux. L’essentiel est de s’engager avec ses ressources, à aider pleinement là où nous sommes. Oui, tous les hommes sont frères et l’individualisme procède d’une erreur flagrante quand il nous coupe de cette solidarité qui nous relie à l’autre. L’exercice spirituel c’est peut-être de revisiter le lien que je nourris avec les autres. Est-il gangréné par la peur, par la méfiance ? Qu’est-ce que, concrètement, considérer l’autre comme un frère ?

Qu’aimeriez-vous dire à votre enfant, le jour où il voudra s’engager et donner un an de sa vie au service des plus pauvres ?
D’abord, évidemment, je lui conseillerai d’être prudent, de faire attention aux dangers et aux mauvaises rencontres, tout en nourrissant une grande confiance en la vie et en l’autre. Mais surtout, je l’inviterai à aller sans pourquoi, apprendre de la vie et de chaque rencontre. Je lui rappellerai peut-être que si l’on s’engage, ce n’est pas pour se revaloriser soi-même mais pour prêter main forte aux autres et apprendre de chacun. Et avant tout, je lui dirai que cet engagement doit prendre sa source dans l’amour et dans la joie.