Jean-Claude Guillebaud : l’enchantement d’être vivant

En janvier est paru le dernier livre de Jean-Claude Guillebaud « Le tourment de la guerre. »

En tant que journaliste de guerre, il a été confronté à de nombreuses réalités sur tous les terrains, notamment asiatiques. Profession d’un porteur d’espérance.

Vous avez été reporter sur tous les conflits armés pendant plus de 25 ans, votre dernier livre a, pour épine dorsale, la guerre. Quel rapport entretenez-vous avec elle ?
Voilà une bonne quinzaine d’année que ce livre m’attend. Mon père était militaire et la guerre a été présente dans toute ma vie. Mais je suis aussi de la génération 68. Donc plutôt antimilitariste. La guerre il ne fallait pas la réfléchir, il fallait la combattre ! Je suis parti à Bordeaux faire mes études de droit, tout en étant journaliste à Sud-Ouest pour payer mes études. Après mon Diplôme , je devais démissionner pour devenir assistant de Jacques Ellul, mon professeur à Bordeaux. Et, cette année-là, il y a eu mai 68.
La direction du journal – qui ne comprenait rien aux évènements comme la plupart des journaux de l’époque – m’a immédiatement envoyé à Paris pour « couvrir les événements ». J’y suis resté deux mois à raison d’une page entière par jour, et puis je suis parti en vacances. La droite, revenue au pouvoir pendant l’été, et la gauche ont fait voter, en septembre, une loi de réforme de l’université, loi plutôt bâclée, qui a introduit un bazar sans nom pendant plusieurs années.

A mon retour de vacances, j’envoie comme prévu ma lettre de démission à Sud-Ouest, et prends rendez-vous avec Jacques Ellul. Etant donné la situation très confuse de l’université, il m’encourage à aller voir la direction et de reporter d’un an mon agrégation. Me voilà devant le directeur du journal Henri Amouroux qui entend ce qu’il veut entendre à savoir : « Finalement,  je préfère le journalisme à l’agrégation». Très heureux (et flatté), il m’a dit : « pour vous récompenser, je vais vous envoyer faire votre premier reportage de guerre. » J’avais 24 ans, n’avais jamais pris l’avion, je n’avais jamais vu un mort, et me suis retrouvé au Biafra, dans cette effroyable guerre.

J’y suis resté un mois et demi de façon clandestine et, grâce à des amis médecins volontaires de la Croix Rouge, j’ai été partout où les journalistes étaient interdits d’accès. Après quelques semaines, hélas, j’ai été dénoncé, arrêté et emprisonné par les militaires et accusé d’espionnage. C’est le CICR qui m’a finalement fait libérer en assurant aux Biafrais que j’étais venu faire un reportage non pas sur la guerre mais sur l’action humanitaire de la  Croix Rouge. Me voilà finalement à Paris, avec mon carnet de de notes pleins de « scoops », comme on dit.
J’appelle Sud-Ouest et j’apprends que mon journal avait déjà annoncé ma disparition ! Sans le vouloir, j’étais donc devenu un peu célèbre avant même d’avoir écrit une ligne. De très nombreux journaux m’ont donc demandé des articles. Et ma vie a basculé. À ce moment là j’ai été aspiré par le grand reportage. Adieu l’agrégation de droit ! Pendant deux ans, pour Sud-Ouest, j’ai couvert de très nombreux conflits, à commencer par le Vietnam.  En 1972, après mon prix Albert Londres, j’ai été engagé au « Monde », comme Grand Reporter. J’ai continué d’aller couvrir les guerres, notamment en Asie.

Que vous reste-t-il de ces séjours asiatiques ?
Il y a deux pays au monde pour lesquels j’ai eu un coup de foudre, c’est le Vietnam et l’Ethiopie. Tout de suite, je m’y suis senti bien. J’ai pourtant connu ces deux pays dans les pires moments. Vingt ans après, avec Raymond Depardon que j’avais connu au Vietnam, nous y sommes retournés, pour faire un livre. Nous y sommes restés trois mois et à de nombreuses reprises nous avons raconté aux jeunes Vietnamiens (qui n’étaient pas nés au moment de la guerre) ce que nous avions vu. Les rapports ont été inversés et ça a été bouleversant. Nous avons écrit un livre, La colline des anges qui à notre grande surprise a été un petit best-seller. Depuis, je me suis arrangé pour retourner pratiquement tous les deux ans au Vietnam, au Cambodge ou au Laos avec lesquels j’ai gardé un lien extrêmement fort.

 

Pourquoi y être retourné aussi régulièrement ?
Par amour pour ce pays. Cela a toujours été bouleversant. En 1992, par exemple, nous sommes retournés, avec Raymond Depardon, sur le champ de bataille de Khe Sanh, où avait eu lieu en 1967, une bataille qui avait failli être le Dien Bien Phu américain. Nous avons découvert là-bas que des d’anciens Bo doï (soldats nord-vietnamiens) et GI américains se retrouvaient régulièrement. C’était une stupéfiante et belle fraternisation d’anciens adversaires qui s’étaient rendus compte qu’ils étaient aussi mal traités par leurs gouvernements respectifs.

Et puis, que voulez-vous, j’aime ce pays ! Il y a là-bas un raffinement un goût pour la culture et la poèsie qui me touchent beaucoup. Il y a six ans, à Hanoï, je m’assois dans un parc pour lire un journal. C’était une matinée superbe et calme. Un vieux Vietnamien s’installe sur le même banc que moi. Nous parlons. Il me dit dans un français parfait : « Je me suis battu contre vous, puis contre  les américains pour la liberté de mon pays. Mais maintenant c’est le passé et je voudrais que nous parlions un peu ensemble de Gustave Flaubert et de Maupassant. ».
Comment être insensible à cela ?

Ce sont toutes ces rencontres qui font que vous êtes dans l’enchantement d’être vivant ?
Pendant vingt six ans, j’ai vécu au milieu des guerres. Avec le recul, c’est grâce à cela que je suis optimiste. En repensant à tous ces pays que j’ai connu en pleine tuerie, ce dont je me souviens le plus, au-delà des morts évidemment, c’est que dans toutes les situations les plus tragiques, j’ai toujours trouvé des gens qui ne désespéraient pas. Ils restaient debout et n’acceptaient pas d’abdiquer. Paradoxalement, c’est en France que je retrouvais le pessimisme ou même la sinistrose. J’ai toujours pensé que, si j’avais cédé moi aussi à cet esprit grognon, j’aurais trahi les gens que j’avais laissé là-bas. En somme, j’ai appris l’espérance auprès de gens qui avaient, eux, toutes les raisons de désespérer, et ne le faisaient pas.

Comment être un « redresseur d’espérance », selon votre ami Edgar Morin ?
On a tort de croire que l’espérance est uniquement un concept religieux. Edgar Morin est athée et parle toujours de « redresser l’espérance ». Le livre qui m’a le plus influencé Le Principe espérance a été écrit par Ernst Bloch, un communiste ! Je préfère le mot espérance aux mots joie ou espoir, parce que je dirais que si l’espoir est un état d’esprit l’espérance est, aussi, une volonté. Ce qu’on appelle l’énergie du désespoir, qu’est-ce que c’est ? c’est l’espérance ! Les deux enfants de l’espérance, écrivait saint Augustin, sont la colère devant l’injustice du monde et le courage de la combattre.

Vous êtes repartis en reportage pour porter cette idée là.
Une fois, pour Le Monde, je suis allé passer quelques jours avec une des familles les plus pauvres de la terre, dans un bidonville de Calcutta. Là, en dépit de la misère, je n’ai jamais vu plus d’optimisme, d’espérance et de joie. En rentrant en France, j’ai publié deux longs articles sur ce séjour. Au cours d’un dîner, j’ai rencontré un confrère de Paris match, Dominique Lapierre. Il avait du mal à croire ce que j’avais écrit. Je lui ai répondu : « Va voir ! », en lui donnant les coordonnés des gens qui m’avaient permis de faire ce reportage. Au retour, il a écrit La Cité de la joie, ce livre magnifique, traduit dans le monde entier.

Vous avez confié avoir « avancé dans la joie » depuis quelques années. 
Ce dernier livre, Le tourment de la guerre m’a beaucoup aidé. La guerre m’a accompagné toute ma vie et il y avait une chose que je n’avais jamais eu l’occasion de raconter : la jubilation de la guerre. Au Vietnam, j’ai fait des ouvertures de route en hélicoptère mitrailleur, et j’y ai pris, comme tout le monde, ce que j’appelle un plaisir dégoûtant. Même si une demi-heure plus tard j’avais honte de moi-même. Partout, j’ai retrouvé trace de cette jubilation guerrière. Dans ce dernier livre, il fallait que j’aille au bout de ce paradoxe, que je le comprenne mieux. J’ai purgé beaucoup de choses comme cela et je me sens allégé. Nous sommes en train de vivre des mutations gigantesques. Elles sont porteuses de menace et de promesse et nous renvoient à notre devoir de citoyen : tout faire pour faire jaillir les promesses et conjurer les menaces. Or, si nous ne sommes pas habités par la joie, l’espérance, rien ne sera possible. Mis à part le chaos.

 

Chez Enfants du Mékong, nous développons des programmes pour soutenir les plus faibles. Qu’avez-vous appris des petits au cours de vos reportages et de votre vie ?
J’ai appris la force des faibles. Il y a une façon digne d’être pauvre. Bernanos parle admirablement de « l’éminente dignité des pauvres et leur tendre prévoyance ». Il est urgent d’apprendre à se détacher de la gagne, la compétition, l’égoïsme, le cynisme. Nous vivons dans des sociétés qui se durcissent. Face à cela, je pense qu’on ne peut pas faire autrement que de se tourner vers les pauvres et les faibles. Par leur simplicité, leur vérité, ils sont souvent de formidables professeurs d’existence.

Photos et propos recueillis par Matthieu Delaunay