Des camps khmers rouges aux poivriers de Kampot
Dans la province de Kampot, Sœur Marie-Ange Yoeurng, rescapée des camps khmers rouges et plus tard réfugiée à Québec, a monté une ferme agricole pour venir en aide à quelques familles pauvres des campagnes reculées dans le but de créer, un jour, un lieu de retraite spirituelle.
Avant la femme quadra à la volonté de fer, il a forcément dû y avoir une fillette au moral d’airain. On ne survit pas aux camps de travaux forcés khmers rouges sans un souffle existentiel inouï et une bonne étoile aveuglante.
Cette journée de mars est brûlante. De chaque côté de la piste, de la poussière et des poivriers. Sous l’auvent du kiosque du petit centre agricole et scolaire de Phnom Voar, sœur Marie-Ange Yoeurng s’entretient avec un couple de paysans très pauvres venus lui confier deux de leurs enfants pour qu’ils soient scolarisés. Ce temps d’échange est indispensable pour mesurer l’implication des responsables de famille dans l’éducation de leurs enfants : un enfant à l’école, c’est un enfant de moins dans les vergers et les pâturages et donc une aide sur laquelle il ne sera plus possible de compter pour venir travailler. « Je pense qu’ils veulent vraiment qu’ils aillent à l’école. Ils ont compris l’importance de l’éducation pour sortir de la misère. Allez ! C’est à nous ! Qu’est-ce que vous voulez savoir ? ».
La fioriture et les préambules n’ont pas droit de cité chez Marie-Ange. La vie est trop importante pour ne pas être prise à bras le corps. Il semble que, pour cette sœur, la souffrance ne doit jamais être instrumentalisée ou abordée comme une fierté.
Je pense qu’ils veulent vraiment qu’ils aillent à l’école. Ils ont compris l’importance de l’éducation pour sortir de la misère.
L’horreur des camps
District de Battambang à la fin des années 70. Les Khmers rouges écrasent de leur puissance et de leur terreur un pays exsangue. De nombreux camps de
travaux sont créés et on tue à tour de bras. « Du côté de mon père, ma famille est d’origine chinoise. Mon père avait fui le régime de Mao Zédong et s’était installé comme commerçant au Cambodge. Il n’avait rien. Mais, comme les Chinois sont travailleurs et réussissent, il a pu monter un petit commerce. Pas riches, nous mangions tout de même largement à notre faim et cela a fait des jaloux. Peut être avons-nous été dénoncés ? »
La jalousie pourrait donc être à l’origine du drame vécu par Marie-Ange. Le tissu familial est déchiré et les jeunes enfants, dès sept ou huit ans, sont estimés aptes aux travaux forcés. Séparée du reste de sa famille, Marie-Ange est envoyée au fin fond des villages, à Phum Spean, divisé en une dizaine de secteurs. Dans l’un d’eux, le camp des enfants. Marie-Ange est de ceux là. Elle a onze ans. « Nous étions répartis en groupes de trente. Une présidente, en dessous d’elle, trois têtes qui géraient dix enfants. Tous les jours, c’était comme un concours : le premier qui arrivait à travailler le plus gagnait des éloges. Le soir, on se réunissait pour applaudir les lauréats, c’était de l’endoctrinement, du lavage de cerveau systématique. On ne mangeait que de la soupe de riz avec beaucoup d’eau et on travaillait très dur. Plusieurs fois, je me suis posé la question de savoir si la vie valait la peine d’être vécue. Les poux nous mangeaient sur la tête. On savait que dans les villes beaucoup de personnes se suicidaient. Cela a duré au moins trois ans. ».
Et puis, 1979 est arrivé avec Hun Sen, l’armée vietnamienne. La marche de beaucoup de Khmers vers les camps de réfugiés a commencé. Refoulés par les Thaïlandais sur la frontière, Marie-Ange et sa famille parviennent à gagner un autre camp et postulent à l’exil. Direction le Québec. C’est de là que Marie-Ange tient ce français de caractère. Son accent roule encore des cailloux dans le limon des grands fleuves canadiens.
Libre au Québec
« J’ai eu très froid, mais la chaleur humaine est plus importante chez eux que chez vous ! Là-bas, notre famille a été divisée en deux : ma mère avec mes frères et sœurs, et moi avec ma sœur et ses trois enfants. Le pays était encore très religieux et c’est là que je me suis convertie au catholicisme. Le 23 décembre 1983, j’ai été baptisée. Avec la conversion est tout de suite venue la vocation. »
Loin des yeux, près du cœur, Marie-Ange est hantée par une question : que vont devenir ses compatriotes cambodgiens ? Elle décide donc d’agir. « Je voulais d’abord faire de la théologie mais on m’en a dissuadé. Je me suis dit que, comme tout le monde tombait un jour malade, je pourrais très bien devenir infirmière, j’ai donc passé le diplôme.» Elle met ensuite le cap vers la France pour entrer dans la congrégation des Servantes des Pauvres, à Angers. La congrégation ayant une mission au Sénégal, elle espère en secret pourvoir peut-être en ouvrir une au Cambodge. Sans grand succès. Elle force donc le destin, fait une demande spéciale au Pape pour quitter son couvent, et l’obtient. La voilà de retour à Battambang. « Je suis retournée à l’endroit où j’avais été enfermée par les Khmers rouges. Je me suis réconciliée avec eux. Je leur ai pardonné. Je crois que c’est grâce à eux que je suis devenue chrétienne. Je n’aurais jamais connu le catholicisme si j’étais restée au Cambodge et s’il n’y avait pas eu la guerre. » Elle vient à bout d’une autre mission du côté de Kompong Cham et est enfin rattachée au diocèse de Kampot. Là, l’évêque lui demande de commencer à réfléchir à la création d’un centre spirituel qui pourrait accueillir des visiteurs de passage du côté de Phnom Voar (la colline aux lianes). « Je suis arrivée là en 2013, mais il n’y avait pas un centime. Du coup, la première année, pour ne pas rester sans rien faire, j’ai décidé d’employer la famille qui vivait sur place pour cultiver les huit hectares que le diocèse possède, pour être autonomes et auto-suffisants. Nous avons donc commencé à débroussailler la terre, avec la famille et trois autres ouvriers. » Ensemble, ils plantent des mangues, des cocotiers, des bananiers et du maïs, une dernière culture qui ne rapporte pas grand-chose. Et puis, la sœur a une autre idée.
Le salut par le poivre
Tant qu’il y aura du poivre, l’espoir sera permis. Et s’il n’y a plus de poivre, Marie-Ange, elle en est sûre, trouvera bien autre chose.
« Avec mes 2 000 dollars personnels plus 3 000 empruntés à des amis, j’ai décidé de planter des poivriers. C’est très cher, parce qu’il faut les soigner pendant trois mois, mais cela peut rapporter suffisamment d’argent pour continuer de nous développer et accueillir plus de gens. En tous cas en faire subsister davantage. » À Kampot, le poivre, c’est la vie, c’est l’avenir. Depuis 2014, les plantations fleurissent et une économie importante commence à être dégagée du fruit de ces arbres. Certains commencent à faire fortune, la sœur cherche d’abord à fixer des familles sur place, dans les campagnes, et à endiguer la fuite vers les villes.
En avril 2016, le programme de Phnom Voar a officiellement ouvert. De plus en plus d’enfants profitent de la dynamique créée par la sœur pour envisager leur avenir autrement qu’aux champs. Mais pour cela, il faut d’abord préserver l’ordre et une ambiance saine au sein de la communauté qui s’agrandit peu à peu. Il y a quelques semaines, une famille est partie sans prévenir. Le père, drogué, n’a pas supporté que sœur Marie-Ange refuse de faire marcher le générateur en pleine nuit pour qu’il recharge son téléphone portable. Vexé, il a pris femme et enfants pour une destination inconnue. L’avenir de ces familles tient hélas parfois à un téléphone sans fil. C’est malgré ces
immanquables épreuves et ces inénarrables gâchis que Sœur Marie-Ange a bâti son existence et ses projets pour les familles de Phnom Voar. Tant qu’il y aura du poivre, l’espoir sera permis. Et s’il n’y a plus de poivre, Marie-Ange, elle en est sûre, trouvera bien autre chose.
Une population à risque
Hormis quelques cas isolés, la majorité des habitants de Phnom Voar sont agriculteurs et travaillent dans des vergers qui remplacent désormais les parcelles déboisées. Les arbres fruitiers demandent de l’entretien, notamment des traitements chimiques et beaucoup de familles sont employées sur des exploitations appartenant à de riches propriétaires de Kampot ou Phnom Penh, voire à des Occidentaux. Les salaires sont de cinq dollars
par jour et les habitations se réduisent au strict minimum avec, au mieux, des murs, un toit en tôle et, pour seul mobilier, un brasero, une natte, une moustiquaire et un hamac. La province ne comprenant que peu d’usines, certains n’hésitent pas à partir rejoindre celles de Phnom Penh ou de Sihanoukville en laissant les enfants à la charge de la grand-mère ou bien d’une tante et ne reviennent qu’une à deux fois par an, lors des fêtes nationales. L’alcool, la drogue, le jeu, la violence, l’irresponsabilité… sont d’autres fléaux très présents à Phnom Voar.
(photo @Louis Granier)