Constantin de Slizewicz : « La Chine va d’une manière aveugle vers un développement et y va trop vite. »

 9 mai 2016

Installé en Chine depuis plus de dix ans, Constantin de Slizewicz est le fondateur des caravanes Liotard et fin connaisseur de la Chine. Dans sa ferme tibétaine, perdue sur les hauteurs de Shangri-La, il nous décrypte les grands enjeux auxquels va devoir faire face la future plus grande puissance du monde.

Propos recueillis par Matthieu Delaunay

© Thomas Goisque

Depuis combien de temps êtes-vous installé dans le Yunnan ?

Je suis venu en Chine en 1996 pour la première fois pour faire un stage dans le cadre de mes études en école de commerce. J’ai passé trois mois à Pékin où j’ai été extrêmement surpris par l’optimisme et le dynamisme de ce pays. J’ai ensuite arrêté mon école pendant un an pour étudier le chinois entre 1997 et 1998 et fait successivement mes deux derniers stages dans le pays. En 2000, avec mon cousin Falk van Gaver, nous décidons de continuer l’aventure. Diplômé, je me suis installé dans le Yunnan où j’étais fixeur pour une agence de presse, Gamma. La plupart de mes sujets trouvaient un intérêt dans la région. J’avais trouvé que Pékin avait perdu de son intérêt et de son charme, notamment après avoir reçu l’approbation de devenir une ville olympique et par cela devenir une mégalopole internationale et tous les méfaits que cela apporte.

C’était votre première incursion, un premier vrai voyage ?

J’avais eu quelques expériences dans certains pays d’Europe de l’Est, mais la Chine a été le pays dans lequel j’ai passé le plus de temps. Je n’avais au départ aucune volonté d’habiter ici. J’y suis depuis plus de quinze ans. Il faut donc se méfier des à priori.

Qu’est-ce qui vous fait rester ici ?

Je me suis beaucoup investi dans ce métier de photojournaliste et d’écrivain et noué des liens très forts avec des ethnies, et rencontré des amis. Et puis il y a eu cette splendide région du Yunnan. Depuis quelques années, je n’étais plus un voyageur léger. J’ai tendance à accumuler et du coup je m’enracine très facilement. C’est un problème, mais aussi, je crois, une qualité. Je me suis implanté pendant cinq ans à Kunming, là j’en avais marre de vivre dans une ville qui prenait un essor assez considérable et j’ai eu l’opportunité de partir deux ans au lac Lugu, un territoire en frontière avec le Tibet. Je n’étais pas encore chez moi et j’ai eu envie de créer ma propre entreprise, un peu épuisé par ce métier d’écrivain, de journaliste et de vidéaste. J’en avais assez d’être spectateur et non pas acteur, avec une tendance à juger les choses sans proposer de réponses. Après trois années d’absence et de retour en France pour préparer ce projet, je me suis implanté à Shangri La pour démarrer la mission Liotard.

Où est née cette envie de créer, de faire voyager, de partager vos passions, vos rêves et votre goût pour les belles choses ?

C’est culturel. Depuis l’enfance aussi bien avec ma famille qui m’a donné le goût des belels choses que dans le scoutisme. J’ai aimé partir, camper, vivre et monter des camps nomades. Les caravanes Liotard sont nées au cours de l’écriture de mon livre : Les peuples oubliés du Tibet où j’ai énormément cité des explorateurs qui à la fin du 19ème et au début du 20ème  siècle vagabondaient sur les terres Tibétaines. À part Alexandra David Néel qui voyageait façon « brosse à dent », les explorateurs partaient avec une énorme intendance. Ils avaient beaucoup d’objets précieux pour leurs enquêtes et leurs explorations, des armes bien sûr, des cadeaux et des hommes pour montrer aux rois locaux une certaine face, un certain faste et ainsi être reçus plus facilement par les autorités locales. J’ai pas mal jalousé leur façon de voyager, moi qui voyageait léger. Eux avaient tout avec eux : bibliothèque, bougies, tapis, tentes, confort, et je me suis dit : « pourquoi pas ? ». Je me suis aperçu que les locaux font vivre cette tradition, se déplaçant avec des chevaux pour faire perdurer le lien quand ils sont en alpage. Sans Tibétains, sans amis locaux, sans chevaux, jamais je n’aurais pu créer ce projet. Ensuite, sans aucune recherche commerciale, de façon instinctive, on s’est implanté à Shangri La, avons créé une ferme pour accueillir toute cette intendance, tisser des liens forts avec les villages environnants, embauché des femmes et des hommes, bâté des chevaux pour ensuite, ensemble, aller vers les paysages qui jouxtent notre vallée. Phoebe, ma femme, et Guillaume, mon bras droit, sont depuis plusieurs années une aide très précieuse.

Vous vous êtes installés ici, mais que trouvez-vous trouvez dans le nomadisme ? Pourquoi promouvoir ce mode de vie ?

Nous proposons un certain luxe, mais ce que j’aime dans le nomadisme c’est l’aspect éphémère. Les nomades respectent les paysages. Le soir, nous les sacrons en dressant des campements magnifiques et le lendemain, il n’y a aucune trace de notre nuit. J’aime ce côté Baden Powell qui encourageait à simplement laisser ses remerciements à la nature après avoir quitté le campement. Au XXIe on sent bien que la présence humaine doit être remise en question. Ce mode de vie, en le proposant à une clientèle influente, permet de faire passer un message. Ils n’en repartent pas indifférents. Il y a des discussions, des veillées, des partis pris, ces gens gardent le contact avec nous et c’est très agréable. C’est une entreprise de tourisme qui, j’espère, influera sur d’autres plans plus culturels.

© Antoine Besson

Vous ne voyez donc pas votre futur en dehors de la Chine ?

Il y a trois ans, non. Aujourd’hui, je suis parfois assez déçu de la croissance chinoise et sceptique. Mais nous vivons dans un pays où l’ouverture touristique est importante et le dialogue et l’engagement aventureux sont des notions essentielles. Nous sommes aux marches du Tibet et avons au dessus de nous un territoire quasiment inviolé. Mais comme je suis aujourd’hui père de famille, je vais voir quelles possibilités sont envisageables pour matérialiser encore plus un lien entre l’Europe et la Chine. Ce sera dans quelques années. Avant tout cela, il faut travailler.

N’appréhende-t-on pas de faire grandir un enfant dans un pays fascinant mais très différent de ce que l’on connait ?

Les problèmes, il faut s’y préparer sans pour autant rendre les choses catastrophiques. J’aime à croire que notre petit garçon aura une autre langue, un autre bagage de ses frères Français ou Anglais, mais je sais qu’il aura aussi une connaissance formidable du monde extérieur. Encore faut-il que ma femme et Konrad soient évidemment toujours heureux ici.

Quelle analyse portez-vous sur l’ouverture et le développement de la région depuis une dizaine d’années ?

À la fin des années 1990, le Yunnan était une province encore reculée, avec vingt-six ethnies. À partir des années 2005, il y a eu une explosion au niveau des infrastructures qui a fait suite à la fin des travaux du barrage des trois gorges. Cette politique de grands chantiers a été lancée pour plusieurs raisons. D’abord, désenclaver l’Ouest de la Chine, qui n’avait aucune sortie de secours. Le pays a vécu cette amère expérience pendant la seconde guerre mondiale d’avoir la côte Est bouchée par les Japonais et d’avoir des accès très difficiles, voire impossibles à l’Ouest, au Xinyang et vers le Tibet. Or, le Yunnan se situe dans une position géographique idéale, à quelques encablures du Vietnam, de la Thaïlande et tous les autres pays d’Asie du Sud-Est. Le désenclavement avait d’abord cet aspect stratégique. L’aspect développement est aussi essentiel, puisque la Chine a besoin de retrouver d’autres terres avec un accès simplifié, entrainant la création d‘autoroutes quasiment entre Singapour et Kunming, le tracé de lignes de chemin de fers, la construction du troisième ou quatrième aéroport du pays à Kunming et l’explosion de toutes les villes dont la densité a été multipliée par trois, quatre, voire cinq. Une ville comme Shangri La qui était dans la fin des années 90 une ville de cinq à dix mille habitants en compte aujourd’hui plus de cent mille. Ce développement on y trouve bien sûr de grands avantages en terme de communication, de transports de bien ou de confort de vie, mais il y a une énorme perte et je crois que le Yunnan est en train de tuer la poule aux œufs d’or. C’était une province qui avait énormément d’attraction pour les touristes, un aspect économique très important. En créant des barrages, des exploitations forestières, en négligeant l’aspect écologique au niveau des détritus, en ignorant l’aspect humain – puisque tout cela ne se fait pas sans heurts, sans déplacements de population – ce développement un peu cannibale est en train de détruire une région depuis deux ou trois ans. C’est encore une province charmante, mais on ne sait pas vers quoi ce développement va déboucher.

Mais n’est-ce pas une marotte de voyageur ? Est-ce que ce n’est pas l’esthète qui parle ?

Non. C’est bien gentil de parler de Pierre Loti à Constantinople et d’autres fabuleux voyageurs, mais il faut calmer son aveuglement ironique. Il y a des rivières qui sont détruites à vie. Il y a holocauste là ! Ce n’est pas la création d‘un quartier ou la destruction d’une mosquée, la reconstruction d’un temple dont il est question. On parle de destruction de ville, de saccage de montagne, de création de barrages jamais égalées. C’est irréversible ! La Chine va d’une manière aveugle vers un développement et y va trop vite. Vous me dites « on l’a bien fait, pourquoi pas eux ? » c’est argument est fallacieux et facile ! Tous ces slogans sont harassants. Pour le Yunnan, il est dommage de ne pas en avoir pris la mesure alors qu’au XXIe siècle, on peut facilement réfléchir sur des projets durables, économiques et écologiques. C’est possible !

Êtes-vous pour autant pessimiste quant à l’avenir du pays dans lequel vous vivez ?

Non, car j’aime ses hommes. Je sais qu’ils sont forts et pleins d’optimisme. J’espère que l’avenir sera meilleur, mais dix-sept ans séparent mon premier passage en Chine à aujourd’hui et me permettent de donner un avis, peut-être un peu renseigné sur ce vers quoi va la Chine. Et je vois que les hommes, les petits, le peuples, les minorités sont souvent oubliés, parfois laissés à terre. Assister à cela ne laisse pas indifférent et me laisse une certaine amertume. Mais j’aime ce pays, et j’aime ce que nous faisons qui permet de créer un lien entre un monde chinois et un monde tibétain. Notre entreprise est modeste, mais elle est là, bien implantée. Et si nous sommes petits, au moins, nous essayons !

© Thomas Goisque

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