Ceux du Nord parlent au Sud
Bien plus qu’un rendez-vous commémoratif, c’est un ouvrage à lire certes, mais à contempler surtout. Entretien avec Patrick Chauvel, à l’origine de ce livre.
Ceux du Nord est un projet qui s’enracine dans votre propre passé ?
Bien sûr ! Je pensais souvent à eux quand je couvrais les combats pendant la guerre du Vietnam. Souvent on se disait « Tiens, ils en prennent plein la gueule, ceux-là ». La méthode américaine consistait à bombarder la position sur laquelle ils souhaitaient avancer. La terre était labourée. La compression de l’air était palpable. Certains Marines dégueulaient. C’était extrêmement violent. Alors je me disais, « S’il y a des confrères là bas, ils doivent en chier ! ». Ça nous arrivait même de lever nos verres à leur santé en rigolant : « À nos confrères du Nord », disait-on. Et puis le temps a passé, les conflits se sont succédés sans jamais s’arrêter et je n’y ai plus pensé. Mais il y un an et demi, j’ai été invité par le Centre Culturel d’Hanoi au centre des archives. J’ai demandé à rencontrer des photographes qui avaient fait la guerre au côté des Vietminh. Ils ont d’abord paru surpris. Au Vietnam, ils s’intéressent peu à cet aspect de leur passé. J’ai finalement pu rencontrer trois hommes. Ils m’ont montré leurs photos… C’étaient des trésors ! Leurs photos étaient magnifiques. Ils étaient d’ailleurs assez connus. Certains ont exposé à Prague, Berlin Est et Moscou. Mais quand le mur est tombé, la guerre était loin et ils sont tombés dans l’oubli. C’est une chance de les avoir retrouvés ainsi.
Comment le projet a-t-il ensuite pris forme ?
Ces trois photographes m’ont présenté à certains de leurs confrères et cela m’a finalement mené à l’AVI, l’agence vietnamienne d’information, qui possède toutes les archives. J’ai pu me plonger dans toutes ces photos d’époques, discuter avec chacun et lorsque je suis rentré en France, j’en ai immédiatement parlé à Jean-François Leroy, le directeur du festival de photojournalisme Visa pour l’image à Perpignan qui a immédiatement accroché avec le sujet. A nous deux, nous avons réunit un peu de fric et nous sommes repartis au Vietnam avec le projet de faire une grande exposition lors du festival. Quatre photographes sont venus en France pour l’exposition et la projection de leur travail en très grand format. A la fin de cette projection, 1 800 personnes applaudissaient, les vietnamiens étaient en pleurs, c’était dément ! La suite logique était un livre. J’en ai parlé aux Arènes en leur proposant de le coéditer. Nous sommes reparti sur place pour négocier des contrats et réassembler d’autres photos inédites et c’est ainsi que nous avons pu publier Ceux du Nord.
Au-delà des angles artistiques et éditoriaux, il y a une dimension mémorielle à ce projet.
La sortie de ce livre tombe en plein pendant l’anniversaire de la chute de Saigon. Ce n’est pas fait exprès mais nous espérons que cette dimension historique portera ce projet à la connaissance du grand publique comme cela a déjà été un peu le cas lors du festival Visa pour l’image. Sans ce livre, ces documents ne seraient jamais sortis des tiroirs de l’AVI. C’était un trésor caché qui était voué à disparaitre dans les tiroirs des salles d’archives poussiéreuses sans jamais plus voir la lumière du jour. Les photographes vietnamiens eux-mêmes étaient emballés de cette seconde vie que nous donnions à leur travail. D’autant plus que cela allait de pair avec l’opportunité de gagner de l’argent ce qui compte pour des retraités d’un journal du parti dans le Vietnam d’aujourd’hui. Qu’ils aient attendu la venue d’un Français pour se faire connaître leur parait aujourd’hui aberrant. Pourquoi n’avaient-ils pas d’eux-mêmes cherché à exposer et vendre leur travail plus tôt et faire connaître cette « époque glorieuse du Vietnam » ? En réalité, cela peut se comprendre. Ils se réunissent de temps en temps mais ne sont pas tous amis. Ils vivent chacun leur vie de leur coté. A l’échelle du pays, la guerre du Vietnam est une époque révolue qui n’évoque rien aux jeunes et que d’autres préfèrent oublier. Rien dans le Vietnam moderne ne valorise le témoignage de ces témoins vieillissants du passé. Même moi, je ne m’attendais pas à une telle richesse.
Comment se fait l’échange entre vous ?
Nous parlons photographie, risques, aventures… Nous avons fait la même guerre, face à face. Nous nous interrogeons : où étions-nous ? Quelles batailles ? Ça nous rapproche. Nous sommes des frères, même si ils m’ont tiré dessus, les salopards. Enfin ils ne tiraient pas très bien apparemment…
Que montrent leurs photos de la guerre ?
Il fallait que la guerre soit romantique et belle pour donner envie aux soldats d’aller au front. C’était l’effort national pour se libérer des « pirates fantoches ». Ils faisaient le contraire de nous mais avec le même but : pour que la guerre s’arrête. Eux pensaient qu’elle s’arrêterait quand ils gagneraient tandis que nous pensions que les Américains finiraient par reculer devant l’horreur. Leurs photos ne vont que dans le sens de la victoire à travers souvent des visages lumineux quand nous, nous montrions des marines abattus, tristes, crevés, des blessés qui hurlent, des cadavres, des Vietnamiens napalmés. Nous dénoncions cette guerre, eux dénonçaient l’ennemi mais glorifiaient le combat.
C’est donc un travail de propagande ?
L’AVI a quand même perdu 260 photographes au combat. C’est peut être de la propagande mais c’est une propagande faites sous le feu au péril de sa vie. Ça n’enlève rien à leur courage et aux risques qu’ils ont pris pour prendre ces photos. D’autant plus que des commissaires du parti étaient présents pour les surveiller. L’un d’entre eux, un colonel de l’armée, celui qui a fait le plus de photographie de combat, m’a confié avoir arrêté en 1972 la photographie, traumatisé. Il faisait des cauchemars et ne dormait presque plus. Avoir fait de la propagande ne signifie en aucun cas avoir moins de mérite qu’un autre photographe de guerre
Vous n’avez pas voulu comparer votre travail et le leur ?
Nous avons envisagé de mettre en regard mes photos et les leurs mais j’ai refusé. Je voulais vraiment que toute la place leur soit dédiée. Ce livre est l’occasion de parler d’eux et de leur travail. Je ne suis qu’un intermédiaire. Je passe la main. Et puis cela n’aurait pas vraiment de sens de comparer. Au sud, nous avions davantage accès à des combats qui étaient plus forts, plus violents aussi. Eux, leurs photos sont magnifiques mais il y a beaucoup moins de scènes de batailles. La comparaison n’aurait donc pas tenue la route.Dans la mémoire collective, les photos que nous avons faites au Sud sont connues et donc naturellement plus évocatrices. Leur travail aurait donc été desservi par la comparaison. Elle aurait réduit les photos des Vietnamiens à leur seul caractère de propagande alors.qu’ici, dans ce livre, elles témoignent de l’« époque glorieuse » de la lutte d’un peuple. Personnellement, j’ai même fait une découverte sur le rôle des femmes du Nord dans cette guerre. Je ne m’en étais pas rendu compte. A l’époque, chaque fois que je voyais un soldat ou un homme Nord-Vietnamien, il était mort ou les yeux bandé et prisonnier.
Certaines photos sont prises sur le vif, d’autre sont mises en place non ?
Même s’il y a des mises en place, des photos pausées, elles témoignent toute d’une réalité que j’ai vu sur place. Ces photographes étaient des artistes. Ce que moi j’ai vu détruit sur le terrain, comme ces hôpitaux de campagne à fleur d’eau, eux les prenaient en photo en faisant pauser les hommes, en attendant les bonnes lumières pour construire des allégories. Il fallait oser mais le résultat est sublime.Pour autant, ils n’attachent pas autant de soin que nous à leur clichés qui sont pourtant pour certains de véritables œuvres d’art. J’ai acheté certains de leurs tirages aux photographes pour avoir quelques copies vintages. L’une d’entre elle a la forme des hanches de la femme du photographe. Pourquoi ? Parce qu’il gardait tous ses tirages sous son matelas.
Ce projet vous a-t-il replongé dans vos souvenirs ?
Le Vietnam est le premier conflit où je bosse vraiment en tant que photoreporter (après la guerre des six jours que j’ai faite avec une antisèche de Gilles Caron et où j’ai raté toutes mes photos). J’avais 18 ans. Je partais deux semaines avec deux films (aujourd’hui, un photographe prend plus de photo en une journée que moi pendant toute la guerre du Vietnam). C’est ma première grande guerre. C’est là où je rencontre les grands correspondants. A l’époque, ce sont des vieux, ils ont au moins 24 ans… Mais ils me donnent des conseils. Je pars au front avec les marines qui ont le même âge que moi. C’est un moment spécial pour moi cette guerre mais je ne le lie pas au livre. C’est un autre monde. C’est davantage en tant que photographe adulte que j’estime qu’il était temps de rendre hommage à ces mecs. Et j’avais d’autant plus de légitimité que j’avais fait la même guerre en face. Ça a simplifié nos rapports. Il y a un photographe qui me racontait que lors d’une bataille, une usine avait explosé à un endroit précis. Or j’étais à cette bataille. Nous devions être à 300 mètres maximum l’un de l’autre, lui avec la division 304 et moi avec le 5ème Marines. De tels souvenirs partagés ont évidemment facilité les choses.
D’autres ont peut être davantage été touchés par cette incursion historique ?
À Perpignan, un américain nous a accostés à la terrasse d’un café et a demandé à parler aux quatre photographes vietnamiens qui étaient avec moi. Il avait été pilote de l’aéronaval. Il pilotait un F116. Il leur a raconté que la guerre avait été une période très difficile pour lui et que cela l’était d’autant plus quand il voyait leur photo et ce qu’il avait fait au peuple vietnamien avec son napalm. Et puis il s’est mit à pleurer. Les Vietnamiens se sont regardés, m’ont regardé, moi j’ai regardé ailleurs… Et ils l’ont pris dans leurs bras.
Quelle sera la suite pour vous ?
Pour l’anniversaire de la chute de Saigon, nous souhaiterions inverser les choses. Les musées de Saigon et Hanoi voudraient exposer les photos du livre et nous souhaiterions faire venir des photographes de l’Occident pour témoigner. Mais il faut que nous nous dépêchions parce que là aussi, il y en a de moins en moins. Je travaille aussi sur un projet du même acabit du coté de Cuba…
Propos recueillis par Antoine Besson
Crédits Photos : Doan Cong, Ana Pitoun, Mai Nam