Banteay Chhmar, petit Angkor perdu

Texte et photos : Jean-Matthieu Gautier

Blotti au nord-ouest du Cambodge, loin des autoroutes du tourisme et des poncifs faciles, Banteay Chhmar est un lieu magique et mystérieux dont le temple, entouré de verdure, est à la fois le poumon et le cœur.

 

Tôt le matin, le soleil se lève à peine au-dessus des douves vertes du petit temple. Les nénuphars écartent lentement leurs pétales, et les enfants, le ventre lesté d’un peu de riz, s’en vont en file indienne nonchalante vers le centre scolaire d’Enfants du Mékong, plus précisément vers l’école maternelle. Dans le ciel rougeâtre du début de journée montent alors horizontalement les couleurs du Cambodge : bleu et rouge frappé des trois tours blanches du temple d’Angkor Vat. Dans le même temps et avec un aplomb variable, ces mêmes enfants âgés de trois à cinq ans reprennent à tue-tête l’hymne national cambodgien de leurs voix grêles. Après cela, la classe peut commencer, les enfants s’égayer et la vie suivre son cours normal.

Dans ce petit village perdu à quelques jets de pierre de la frontière thaïlandaise, il est singulier de constater qu’à l’instant où les bambins glorifient leurs ancêtres par ce chant :« Que le ciel protège notre Roi / Et lui dispense le bonheur et la gloire / Qu’il règne sur nos cœurs et sur nos destinées, / Celui qui, héritier des Souverains bâtisseurs, / Gouverne le fier et vieux Royaume /  Les temples dorment dans la forêt, / Rappelant la grandeur du Moha Nokor /  Comme le roc, la race khmère est éternelle, /  Ayons confiance dans le sort du Kampuchéa (…)».

D’autres, s’en vont chercher fortune vers la Thaïlande voisine, pourtant objet de toutes les imprécations et cause de tous les maux… Un exode qu’Enfants du Mékong et Espoir en soie ont contribué à conjurer en créant en 2001 Soieries du Mékong, pour faire renaître le travail de la soie dans le village.

Pillages

Que dire de Banteay Chhmar, où l’on passe bien souvent sans intention de se fixer ? « La citadelle du chat », qui donne son nom au village, est un petit bijou angkorien trop éloigné des circuits officiels et la piste qui y mène est encore trop secrète. Tant pis, tant mieux. C’est en tout cas une drôle d’erreur car, très vite après y avoir abordé, on s’aperçoit que tout invite à rester. Banteay Chhmar : son temple huit fois centenaire, son marché pittoresque où siroter une Angkor Beer ne peut se faire sans picorer de l’autre main grenouilles ou criquets grillés et craquants, pourrait-on résumer. Ou, dans un autre registre : Banteay Chhmar, son temple bien trop loin d’Angkor, bien trop proche de la frontière thaïlandaise et donc pillé plus que de coutume. Car, à la fin des années 90, Banteay Chhmar défraie la chronique et son temple, jusqu’alors ignoré de tous, se fait un nom peu glorieux par les nombreux pillages dont il est victime.

Naturellement, un monument pareil, isolé, méconnu, ne pouvait qu’attirer les convoitises. Oh ! c’est une histoire de pierres volées sans beaucoup de relief. Pas une de ces histoires romanesques à la Malraux, d’idiots fantasques et un brin encombrés de panache mal placé. La réalité est plus triste et plus conventionnelle, car les pilleurs du temple de Banteay Chhmar en étaient aussi… les gardiens, mandatés par des marchands de Bangkok, eux-mêmes à la solde de mafieux bien de notre époque. Banteay Chhmar est un temple oublié au cœur d’un village méconnu, dans une région sciemment ignorée par les autorités et où toute idée de développement semble relever du mythe pré-angkorien. Tant pis, tant mieux… encore une fois. Car on peut dire qu’ici, c’est le Cambodge vrai, celui de la débrouillardise et de l’embrouille à tout-va, de l’authentique. Celui que, parfois, les touristes recherchent sans vraiment le trouver. Dans ces conditions, quels scrupules auraient dû avoir les gardiens du temple, quand leur solde ne leur était versée qu’une fois par an et incomplètement ?

temple perdu de Banteay Chhmar

Sommeil de pierre

À l’automne dernier, la piste qui mène de Sisophon (la grande ville la plus proche) à Banteay Chhmar a été élargie, damée, améliorée à tout point de vue. Ce trajet pour lequel il ne fallait pas compter moins d’une heure et demie jusqu’alors (trois en saison des pluies, quand les voitures s’enlisent et patinent dans la boue) peut aujourd’hui s’effectuer en une demi-heure chrono. Tout un symbole. L’électricité ? Chaque chose en son temps. À Banteay Chhmar, plusieurs habitants font commerce de batteries qu’ils alimentent avec des générateurs. Les clients viennent les trouver au marché, déposent leur batterie de la nuit et repartent avec une batterie pleine sous le bras. Ils peuvent ainsi s’éclairer et regarder des matchs de boxe à la télévision ou des soap-opéras bébêtes, produits dans des studios sur-climatisés à Phnom Penh.

Mais le temple, dans tout cela ? La citadelle du chat se moque bien d’une modernité qui ne peut pas l’atteindre. Au fond, elle est la mieux lotie de tous les temples du Cambodge, et c’est peu dire que l’on s’y perd, avec un bonheur bien plus affirmé qu’à Angkor, dans des tête-à-tête absurdes avec les pierres. On tente alors d’y imiter les apsaras antiques, dissimulées sous les kilomètres de racines de frangipaniers centenaires, tout à leur inlassable digestion de l’ancienne gloire du royaume khmer : un vaste éboulement de pierres de latérite où l’on croit distinguer, sans véritablement le reconnaître, la figure du mythique souverain Jayavarman VII, le fondateur d’Angkor Vat. Le temple dort au creux de la forêt, dans un silence que seuls perturbent le bruit d’un pas hésitant sur les feuilles séchées et la vaine mélopée des moines de la pagode voisine. Pas de doute : c’est à Banteay Chhmar qu’il faut aller pour saisir combien « la race khmère est éternelle ».

 

L’autre Bayon

Probablement dernier monument élevé par Jayavarman VII, le temple de Banteay Chhmar a été bâti en grès, limonite et latérite à la fin du XIIe siècle et était consacré à Lokesvara, le bodhisattva (« être promis à l’éveil », dans l’univers bouddhique) de la miséricorde. Il s’étend sur une surface d’un peu moins de dix kilomètres carrés et est entouré de larges douves d’une soixantaine de mètres de longueur, asséchées six mois par an. Sa particularité est de présenter des tours à quatre visages qui rappellent celles que l’on peut admirer au Bayon – l’un des temples les plus prestigieux et les plus captivants du site d’Angkor –, ainsi que de splendides bas-reliefs figurant des scènes de batailles, des démons et des animaux divers. La réalisateur Jean-Jacques Annaud y a tourné certaines scènes de son film Deux frères, sorti en 2004.

Lokesvara, image sculptée sur le mur du temple de Banteay Chhmar