Kompheak : le visage du bourreau

Dans Le temps des aveux, sorti au cinéma il y a presque 3 ans, Kompheak Phoeung, ancien filleul d’Enfants du Mékong, incarne Doutch, tortionnaire khmer rouge condamné pour crimes contre l’humanité. Deux histoires cambodgiennes antithétiques.

« Il fallait bien quelqu’un pour raconter l’histoire de mon pays ! » À l’affiche du dernier film de Régis Wargnier, Le temps des aveux, Kompheak Phoeung parle avec simplicité du long cheminement qui l’a conduit à être aujourd’hui acteur de cinéma. Pourtant, ce n’est pas n’importe quel rôle qu’il incarne dans cette adaptation des récits de François Bizot : Le portail et Le silence du bourreau. Dans cette histoire, qui revient sur la conquête progressive du pays par les khmers rouges, Kompheak prête ses traits à celui qui deviendra par la suite le bourreau emblématique de la prison S21, Doutch. Un choix qui n’a rien d’anodin et auquel il a longuement réfléchi avant de se lancer.

Devoir de mémoire

« Petit, je me souviens de ces pièces de théâtre lors desquelles certains lançaient des pierres sur le méchant pour l’empêcher d’atteindre le gentil ou le miséreux. Mais ce film s’empare d’une étape historique du Cambodge et il fallait quelqu’un pour l’incarner. » A travers le récit de Kompheak transparaît son engagement pour son pays. Ce n’est pas par vocation mais par devoir qu’il est devenu Doutch.

« Quand on n’est pas acteur, c’est une toute autre responsabilité de jouer Doutch » renchérit le réalisateur qui a longtemps cherché le bon interprète pour incarner celui qui fut responsable de la torture et de la mort de plus de 12 380 de ses compatriotes à S21. C’est l’intelligence et la connaissance de la langue française qui ont tout de suite interpellé Régis Wargnier, avant qu’il ne découvre que ce jeune professeur d’université, amoureux de la langue française du XIXème siècle, traducteur interprète et metteur en scène de théâtre, a également été l’interprète de Doutch entre 2009 et 2010 lors de son procès devant le tribunal chargé de juger les crimes de l’ancien régime. Une expérience qui a sans doute guidé l’apprenti comédien : « J’ai été amené à observer Doutch, à m’imprégner de ses comportements, de sa gestuelle, de sa manière de parler. Je l’ai vu fondre en larmes au moment d’une reconstitution des faits à S21, en présence de survivants. Je pense que cet homme a encore un siège émotionnel, comme chacun d’entre nous. Sa réaction m’a paru sincère, mais on ne sait jamais. Peut être est-il un excellent comédien. »

Un intellectuel pour la paix

Né en 1976, Kompheak avait trois ans quand le régime des Khmers rouges est tombé. Difficile donc de puiser dans son expérience personnelle pour nourrir son personnage. L’universitaire n’a cependant pas été épargné par les épreuves. Fils d’un ouvrier et d’une poissonnière, le jeune garçon doit très tôt abandonner le collège pour travailler à la frontière thaïlandaise. Trois ans durant, de douze à quatorze heures par jour, il transporte jusqu’à deux cents kilos de marchandises à vélo sur plusieurs kilomètres, avant de finalement reprendre ses études. Les accords de Paris sur le Cambodge ont mis fin à la guerre civile entre les forces de l’État du Cambodge et les Khmers rouges (le Kampuchea démocratique). « Mes parents me répétaient souvent : en temps de guerre, il faut des guerriers, et en temps de paix, des intellectuels. » Confiant dans l’avenir et persuadé que son pays va changer, il obtient son brevet de fin de collège, passe son bac et part à Phnom Penh pour continuer ses études à l’université.

Dans la capitale du pays, c’est une nouvelle vie qui commence. Les maigres économies que parviennent à lui envoyer ses parents ne suffisent pas à subvenir à ses besoins. Recommandé par son ancien professeur de français du collège, il rencontre Virginie Legrand, Bambou d’Enfants du Mékong, et bénéficie rapidement d’un parrainage.

Fort de son amour du français et de sa bonne maîtrise de la langue, Kompheak complète ses fins de mois en traduisant les lettres des filleuls khmers en français ce qui lui permettra de ne plus être une charge pour ses parents. Débrouillard, le jeune étudiant parvient à se loger dans une maison abandonnée à six kilomètres de Phnom Penh et fait tous les trajets à pied.

Très apprécié de ses professeurs, il s’attire rapidement leur soutien qui passe parfois par des choses simples et concrètes comme l’achat d’un classeur. « J’avais beaucoup de chance d’être aidé de tous »

La détermination et le travail de Kompheak finiront par payer. À la fin de sa licence, ses excellents résultats lui permettent d’être intégré directement dans le corps professoral de l’université et d’aider ses cinq frères et sœurs et ses parents. Comme une grande complicité le lie à son parrain, celui-ci lui propose de parrainer sa petite sœur qui commence à son tour des études à Phnom Penh.

Spécialiste de Maupassant et Balzac, amoureux du réalisme et du naturalisme, Kompheak enseigne aujourd’hui à l’université de Phnom Penh la littérature française du XIXème siècle après avoir complété sa formation à la faculté de Grenoble.

Aujourd’hui, inscrit à Paris pour une thèse qu’il ne peut pas terminer faute de moyens, Kompheak explique de sa voix douce : « La vie est trop chère à Paris. Il faut que je mette de côté pour finir cette thèse. » C’est avec cette idée de gagner assez d’argent pour épargner qu’il est devenu interprète des officiels français en visite au Cambodge et pour le tribunal des Khmers rouges. « Les études de lettres n’intéressent pas grand monde malheureusement » constate sans amertume l’universitaire qui n’entend pas pour autant se décourager.

L’ambiguïté du mal

Homme de lettres engagé pour son pays, directeur de sa propre troupe de théâtre, interprète et maintenant acteur, Kompheak semble avoir mille facettes toutes fascinantes. Il est loin le temps où il devait lutter contre les rafales de vent avec son vélo trop chargé pour livrer les marchandises de la frontière. Et pourtant, l’homme ne renie rien de son histoire. Profondément reconnaissant envers tous ceux qui l’ont aidé, Kompheak a à cœur de rendre ce qu’il a reçu, que ce soit en parrainant les enfants de ses amis qui ont des difficultés financières ou bien en participant au travail de mémoire que son pays a initié.

Car si Le temps des aveux est une nouvelle occasion d’exercer ses talents, Kompheak y voit surtout un travail d’introspection pour son pays : « Le film parle de l’esprit de la révolution, de l’esprit des révolutionnaires et de la préparation du régime khmer rouge. » Autant d’éléments essentiels pour comprendre comment le pays a basculé dans une idéologie meurtrière en l’espace de quelques années. Mais Kompheak met en garde contre une tentative facile de caricaturer l’histoire : on ne peut faire l’économie de l’ambiguïté des hommes en dépit des horreurs engendrées par le régime. « Jamais les Khmers rouges n’auraient eu accès au pouvoir avec le soutien d’une partie de la population s’ils s’étaient d’emblée révélés aussi mauvais qu’ils le furent par la suite. C’est important de tout montrer : le bien et le mal, sinon on fausse la réalité »

En prêtant ses traits au bourreau qui incarne aujourd’hui pour beaucoup l’horreur absolue, Kompheak fait œuvre de mémoire à sa manière, et tente d’être le plus juste possible dans son interprétation. Il témoigne de ce qu’il n’a pas connu mais qui a pourtant modelé le Cambodge où il a grandi et vit aujourd’hui. Une vision qui rejoint celle des producteurs qui annonçaient avant la projection du film : « Le temps aujourd’hui est le temps de la mémoire. Un temps où le monde du cinéma peut enfin rejoindre le vrai monde ». Une profession de foi qui, pour Kompheak, dépasse largement le seul domaine du cinéma.

 

 

Le temps des aveux, de Régis Wargnier avec Raphaël Personnaz et Kompheak Phoeung, 1h35, Gaumont, Actuellement au cinéma.

 

Cambodge, 1971. Alors qu’il travaille à la restauration des temples d’Angkor, François Bizot, ethnologue français, est capturé par les Khmers rouges. Détenu dans un camp perdu dans la jungle, Bizot est accusé d’être un espion de la CIA. Sa seule chance de salut : convaincre Douch, le jeune chef du camp, de son innocence. Tandis que le français découvre la réalité de l’embrigadement des Khmers rouges, se construit entre le prisonnier et son geôlier un lien indéfinissable…

Il fallait du courage et de l’audace pour adapter le livre, Le portail, de François Bizot. Mais cela ne suffisait pas. Pour revenir sur l’accession des Khmers rouges au pouvoir au Cambodge, pour décrire en images l’incidence de l’idéologie sur le peuple et les personnes tout en cheminant au fil de l’histoire vers les horreurs que nous connaissons du régime, il fallait une vision et une camera objectives. Deux choses qui caractérisent le cinéma de Régis Wargnier.

Le résultat est un film qui laisse toute liberté au spectateur de se forger sa propre opinion en racontant une expérience de guerre inédite. Une œuvre sensible qui dévoile un Cambodge authentique.

 

Antoine Besson

Kompheak