Thaïlande : les enfants perdus du Triangle d’Or

Au nord de la Thaïlande, les trafics ont repris de l’ampleur et ciblent en priorité les plus vulnérables : les mineurs réfugiés isolés et les enfants de la rue.

Au nord de la Thaïlande, près de la frontière avec la Birmanie et le Laos, la guerre civile birmane et la pandémie mondiale ont accentué la précarité des familles. Profitant de cette instabilité régionale, les trafics ont repris de l’ampleur et ciblent en priorité les plus vulnérables : les mineurs réfugiés isolés et les enfants de la rue.

Par Antoine BESSON

Sur une haute colline, aux environs de Mae Sai, au nord de la Thaïlande, un Bouddha monumental fait face à une plaine étendue. La quiétude du visage de l’Éveillé contraste avec la sinistre réputation du lieu.

La frontière entre la Thaïlande et la Birmanie est un lieu privilégié pour les trafiquants qui exploitent les enfants.

 

De l’autre côté, c’est la Birmanie. C’est ici que de nombreuses familles traversent la frontière de manière illégale », explique Oot* en pointant du doigt une rivière qui coule au fond de la vallée.

Ce que fuient ces familles, c’est d’abord la guerre. Une guerre civile meurtrière qui ravage le pays depuis le 1er février 2021, lorsque l’armée birmane a tiré un trait violent sur la parenthèse démocratique qui animait le pays depuis 2011. Dès lors, les attaques contre les civils se sont multipliées et plus de la moitié du pays à basculé dans l’indigence, vivant avec moins de 1,70 euro par jour.

La Thaïlande toute proche est ainsi devenue pour de nombreux Birmans de l’est synonyme d’une vie plus sûre et à l’abri du besoin. Illusions de la guerre qui engendre des rêves et des mirages là où la vie a laissé place à la survie. La moitié des deux millions de travailleurs migrants birmans en Thaïlande seraient en situation irrégulière d’après les associations locales, malgré les efforts constants de l’armée thaïlandaise pour repousser les réfugiés.

VENDUE À 3 ANS

L’exotique paysage cache une frontière et ses gardes armés.

L’exotique paysage cache une frontière et ses gardes armés. Les tirs qu’on entend la nuit disent le danger mortel qu’une traversée représente. Pourtant ici, à Mae Sai, au cœur du tristement célèbre Triangle d’or, cette zone frontière commune au Laos, à la Birmanie et à la Thaïlande où prolifèrent les trafics en tous genres, les traversées clandestines remontent bien avant la guerre actuelle. Oot est un habitué des lieux. Depuis plus de 10 ans, il essaye chaque soir d’établir un contact avec les mineurs isolés qui traversent la frontière.

Avec Nutchanad Boonkong, plus connue sous le nom de Kru Nam, la directrice de la fondation pour laquelle il travaille, ils tentent de protéger et d’offrir une échappatoire à ceux qui sont les victimes privilégiées des trafiquants locaux : les enfants !

L’histoire de Teng Mo n’est celle d’aucun autre. Elle raconte en creux les vicissitudes de notre époque et les dangers qui menacent les enfants séparés de leur famille. La jeune fille appartient à l’ethnie Akha, l’une des 135 ethnies minoritaires de Birmanie particulièrement représentée dans l’État Shan à la frontière avec la Thaïlande.

À 3 ans, Teng Mo était un enfant alibi qui permettait aux trafiquants de livrer de la drogue en endormant la vigilance des autorités.

On ignore encore aujourd’hui comment Teng Mo est entrée dans l’univers des trafiquants. Est-elle une enfant trouvée? A-t-elle été enlevée aux siens? Ou bien sa famille l’a-t-elle vendue? Tout est possible. Ces trois cas de figure ont été rencontrés par Kru Nam. «On sait que Teng Mo a appartenu à trois familles distinctes qui l’ont achetée successivement pour différents travaux», explique celle qui a recueilli l’enfant à l’âge de 7 ans dans son foyer. À 3 ans, Teng Mo était un enfant alibi qui permettait aux trafiquants de livrer de la drogue en endormant la vigilance des autorités. Qui irait fouiller la couche d’un enfant ou la brique de jus de fruits qu’il tient à la main? En réalité, s’y cachent parfois des centaines de doses de Ya Ba : une méthamphétamine de synthèse à la composition extrêmement toxique : phosphore rouge, iode, lithium, ammoniac anhydre, ainsi que des solvants, bases et acides (toluène, acide sulfurique, acide iodhydrique et chlorhydrique, soude et ammoniaque). Les adultes se cachent ainsi derrière les enfants : « En janvier dernier, un enfant de 8 ans est arrêté par la police à Chiang Mai avec plus de 4000 doses sur lui », commente Oot. Lorsque son propriétaire meurt de la tuberculose, Teng Mo est récupérée par les trafiquants. Ces derniers se présentent aux parents comme des agences de placement et promettent de trouver un emploi pour leur enfant.

Les familles sont payées environ 5000 bahts (135 euros) et croient offrir une meilleure vie à leur progéniture, et les enfants disparaissent. En Thaïlande, un pédophile peut payer 40 000 bahts (1087 euros) pour une jeune fille entre 11 et 16 ans.

La pédophilie n’est pas le seul débouché des trafiquants d’êtres humains dans la région. Le travail forcé, voire l’esclavage moderne, le trafic de drogue, d’organes ou de jeunes filles à marier à destination de la Chine est malheureusement courant. Face à l’indicible horreur, il n’y a que le courage qui peut apporter un peu de lumière dans les ténèbres.

KRU NAM : UN REMPART CONTRE LA BARBARIE

Ici, c’est celui de Kru Nam qui depuis les années 2000 tente par tous les moyens dont elle dispose de protéger les enfants de la rue.

Téméraire, celle dont le patronyme signifie «le professeur de l’eau» parce qu’on lui prête les mêmes vertus : force et tempérance, s’érige en rempart contre tous les dangers. Mais elle est aussi insaisissable comme l’eau : jamais là où on l’attend.

Kru Nam s’est réinventée en maman pour près de 500 enfants recueillis depuis plus de 20 ans.

Femme colosse au sourire d’argile et au cœur tendre, Kru Nam s’est réinventée en maman pour près de 500 enfants recueillis depuis plus de 20 ans, entre Chiang Mai, autrefois triste capitale des toxicomanes et des pédophiles, et Chiang Rai, près de la frontière. Car il n’y a pas que les enfants réfugiés de Birmanie qui sont des proies faciles en Thaïlande. Tous ceux que la vie a jetés à la rue sont exposés malgré eux.

Time, rencontré à Chiang Mai par hasard, aujourd’hui lycéen et futur ingénieur, est un rescapé. Avec Kru Nam qu’il a reconnu de loin, il se souvient de l’époque à laquelle la place de la porte Tha Phae (Tha Phae Gate) n’était pas le lieu touristique et propre d’aujourd’hui mais un squat sordide où les enfants de tous âges pouvaient vendre et consommer de la drogue. Des trous dans les fortifications historiques donnaient accès à des recoins cachés des regards, propices au commerce des corps.

Time est originaire de la province de Puttaloong, dans le sud de la Thaïlande. Le ciel devait être nuageux et sa bonne étoile aux abonnés absents le jour de sa naissance ou lorsque sa mère l’emmena à Chiang Mai. Elle s’y fit embaucher comme serveuse dans un bar tandis que son père était arrêté pour meurtre dans le cadre d’une affaire liée au trafic de drogue. Lassé d’une mère qui rentre ivre le soir, le bat et l’enferme, Time décide de fuir la maison. À 6 ans, il se retrouve dans la rue où il croit se faire des amis. La bande d’enfants perdus l’obligera malgré son jeune âge à avoir des rapports sexuels en groupe. D’abord entre enfants, puis avec des adultes, « toujours des Thaïs » dira-t-il.

DESSINER POUR SURVIVRE

C’est après quelques mois de cette vie sans joie ni tendresse qu’il rencontre Kru Nam. Elle est alors professeur de rue. Elle, dont la mère était vendeuse de rue à Bangkok, s’était tracé un avenir scintillant dans le design de bijoux. Pourtant, émue par le sort des enfants livrés à eux-mêmes qui arrivaient par centaines à la capitale, elle a préféré retourner à la rue. Et plutôt que de rester à Bangkok où il existe déjà des associations, elle part en quête de la racine du mal : là où la vie de ces enfants bascule, où le désespoir les conduit sur la pente glissante des premiers vices. À même le trottoir, elle ne juge personne, elle enseigne le dessin

« C’était une manière de faire parler les enfants sans les brusquer. Ils exprimaient par le dessin leur situation, d’où ils venaient, pourquoi ils avaient fui. »

Un moyen concret de leur venir en aide ensuite. «Un moyen aussi de gérer leurs émotions et même parfois de gagner un peu d’argent quand ils étaient doués et pouvaient revendre leurs dessins aux touristes », explique cette artiste convaincue qui s’est détournée de son art pour mieux transmettre la valeur de la vie et lutter contre les injustices sociales. «Je me souviens de l’émotion que j’ai ressentie lorsque, pour la première fois, j’ai permis, grâce au dessin, à un enfant de retourner chez lui.» Il s’appelait Ai, n’avait que 7 ans et se shootait à la colle dans les environs de la gare ferroviaire à Bangkok. Grâce au dessin, elle a pu reconstituer son histoire, tisser un lien de confiance et retrouver sa mère.

Une histoire qui finit bien grâce à Kru Nam comme il en existe des centaines d’autres. Enfant, Oo vendait et consommait de la cocaïne dans les rues de Chiang Mai. Grâce à Kru Nam, il a découvert le dessin : «c’était comme retrouver ma liberté », témoigne-t-il. Aujourd’hui, il est père de famille et vend ses peintures dans une galerie.

C’est essentiel que les enfants choisissent eux-mêmes de quitter la rue sinon ils y retourneront quoi qu’il arrive, explique Kru Nam

UN RÉSEAU D'ENTRAIDE ET D'ALERTE

«Tout est toujours une question de confiance », explique Kru Nam. C’est pourquoi elle a créé un système unique : un réseau de personnes concernées qui s’inquiètent du destin des enfants des rues – chose plus rare qu’il n’y paraît aujourd’hui, dans un monde d’adultes où nécessité fait loi.

Ici, chaque enfant à une histoire particulière et terrible. Seule la bienveillance de Kru Nam leur permet de reprendre une vie normale.

C’est Oot, jeune travailleur social, qui passe ses soirées à discuter avec les bandes d’enfants de Mae Sai. C’est Char Few, professeur en Birmanie de l’autre côté de la frontière et ancienne protégée de Kru Nam, qui surveille les villages alentour et rachète les enfants promis aux trafiquants pour les exfiltrer vers le foyer.

C’est ainsi que Teng Mo a pu être sauvée alors qu’elle allait être revendue. C’est en réalité une armée de bonnes volontés et de rescapés anonymes qui se tournent tous vers Kru Nam quand ils en ont besoin. Kru Nam qui accueille sans condition, d’abord dans un centre de jour où les enfants restent libres de repartir quand ils veulent : «c’est le premier stade qui leur permet de choisir de renoncer à leur vie dans la rue progressivement», explique Oot qui y anime de petites formations de savoir-vivre. Là, ils trouvent la possibilité de dormir en sécurité et de manger à leur faim.

«Tout est toujours une question de confiance »

lorsqu’on sauve un enfant, on le propulse dans les étoiles

«C’est essentiel que les enfants choisissent eux-mêmes de quitter la rue sinon ils y retourneront quoi qu’il arrive, explique Kru Nam.

La loyauté des enfants des rues envers leur propriétaire est immense. Ils craignent que leur désertion ait des conséquences pour leur famille au village. Ces enfants sont fiers de pouvoir aider leur famille.» Après le centre de jour, s’ils le choisissent, les enfants sont accueillis dans un foyer où ils sont entièrement pris en charge et grâce auquel ils peuvent reprendre leur scolarité. Fervente bouddhiste, Kru Nam organise également pour ces enfants des séjours dans la pagode voisine afin qu’ils bénéficient d’autres enseignements plus spirituels et puissent rendre service à la communauté locale.

Est-ce que ça marche à tous les coups? Non, évidemment. «Parfois la tentation est forte de tout arrêter», confie Kru Nam les larmes aux yeux. Elle repense aux enfants qu’elle n’a pas pu sauver. Amy notamment, une jeune fille de 7 ans disparue du jour au lendemain. La police internationale retrouvera sa trace des mois plus tard. Elle avait été vendue pour que son cœur puisse être prélevé. Mais c’est aussi au nom de tous ces enfants qu’elle se doit de continuer, ceux qui ont disparu et les 500 enfants qu’elle a déjà sauvés d’un sort similaire : «Si ce n’est moi, qui le fera? Je suis prête à me battre et à mourir pour ces enfants. Je n’ai peur ni des mafias, ni de la police», s’exclame celle qui aime à rappeler que «lorsqu’on sauve un enfant, on le propulse dans les étoiles »

Notre réponse pour aider les enfants du Triangle d’Or ? Soutenir l’éducation avec des personnes engagées comme Kru Nam, grâce au parrainage scolaire.

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