Rithy Panh : cinéaste de la mémoire

© Dulac distribution

Cinéaste de la mémoire, Rithy Panh revient inlassablement sur le traumatisme de son enfance : le génocide des Khmers rouges au Cambodge.

Avec une volonté sans cesse renouvelée, il fixe sur la pellicule les acteurs et les images qui témoignent de l’histoire, qu’elles soient réelles ou de pure fiction. Le survivant de l’idéologie mortifère du peuple paysan va, dans son dernier film, jusqu’à prêter ses traits au tyran à l’origine de ses mots Polpot. Totalement impliqué, il amalgame au fil de ses films les genres et fait exister une œuvre singulière : un cinéma parfois expérimental au service du souvenir et du témoignage. Des films offerts au regard de ses contemporains, comme on offre un livre à celui que l’on veut instruire et ouvrir au monde. Rendez-vous avec Polpot, son dernier film, est de ces œuvres qui comptent autant qu’elles content. Entretien avec un maitre à la mémoire longue.

Propos recueillis par Antoine Besson

Cela fait 30 ans que vous travaillez à une œuvre originale, protéiforme, sur les Khmers rouges. Pour qui est-ce que vous faites ces films ?

Enfant, j’aimais le cinéma, mais je ne rêvais de faire des films. Il y avait un studio à côté de chez moi tenu par un cinéaste qu’on surnommait « l’homme du Sud ». Après la guerre avec les Khmers rouges, 20 % de la population est morte dont la plupart des intellectuels et des artistes, dont l’oncle du Sud. Dans les années 1990, plus personne n’était capable de faire des films au Cambodge. J’ai commencé le cinéma ainsi, par nécessité, pour raconter de l’intérieur la situation des réfugiés. Personne d’autre n’aurait pu le faire. Pour autant je n’aime pas qu’on parle de devoir de mémoire à propose de mes films. Ce n’est pas un devoir.

Un travail à la rigueur, que j’ai commencé il y a 30 ans et que je continue parce qu’en réalité, quand le travail de mémoire s’arrête, on est face à l’oubli et cela c’est impensable. Il faut continuer tant que ce sera nécessaire que nécessaire.

Tournage du film Rendez-vous avec Polpot

Vous avez déclaré à propos de l’emploi des images d’archives qui documentent les crimes des Khmers rouges dans vos films : « je montre souvent deux fois les mêmes séquences sinon vous ne me croyez pas ! »

Oui, je montre ces images d’archives autant de fois que nécessaire parce que ce genre de crime touche à l’inimaginable. On ne veut pas croire que l’homme est capable de telles horreurs. Qui peut imaginer un génocide ? Un génocide concerne toute l’humanité, interpelle tout le monde. Pourtant, parfois, les gens ne veulent pas le voir. C’est donc mon travail de mettre en garde nos contemporains sur la capacité de l’histoire à se répéter. Après le Cambodge, il y a eu le Rwanda, la Bosnie, le Darfour, etc… Cela doit faire partie de notre réflexion, de nos éducations parce que toute forme de totalitarisme et de promotion de la pureté conduit inévitablement aux crimes de masse contre l’humanité.

Votre œuvre cinématographique est-elle un devoir envers les morts, une nécessité pour le survivant que vous êtes ou un acte de pédagogie pour les générations à venir ?

Ce film est pour moi évidemment et pour dire à ceux qui sont morts que je les aime et que je les respecte, mais ce n’est pas premier dans ma démarche. Ce génocide fait partie de mon histoire et de ma vie. Il restera avec moi jusqu’à ma mort que j’en parle ou que je me taise. Mais je crois qu’en libérant la parole, mon âme s’apaise un peu. Lors d’une projection, une jeune fille a pris le micro pour témoigner que son père, un survivant comme moi, ne voulait rien lui dire. J’ai dû expliquer à cette jeune femme qu’il ne fallait pas lui en vouloir, que ce n’est pas une volonté de cacher les choses ou de priver les jeunes de leur héritage.

Personne ne veut dire qu’il a été déshumanisé, obligé de manger des herbes et des insectes. Personne n’a envie de raconter qu’il n’a pas été capable de protéger sa famille. Je comprends ceux qui se taisent et je crois que ce n’est pas un manque de courage. Il faut leur préserver ce droit de ne pas parler. Moi non plus je ne voulais pas témoigner au départ, je voulais être menuisier. Le bois a l’immense avantage de ne rien vous demander. Il est taiseux ! Le cinéma lui est bavard…

Mais se taire pour soi-même est une chose, se taire vis-à-vis de ceux qui vous succèdent en est une autre. Cette jeune fille métisse française vivait douloureusement de ne pas savoir d’où elle venait. Elle était comme amputée de cette partie de son identité que les crimes des Khmers rouges rendent inaccessible. C’est invivable.

Elle m’a beaucoup touché et j’espère qu’elle se sent mieux après avoir vu le film car il sert à ça : à lever le voile sur tout ce que les crimes des Khmers rouges et leurs atrocités masquent encore aujourd’hui.

Ce combat entre le bien et le mal est perpétuel. Il donne sens à notre humanité, à notre vie, à nos civilisations.

 

Rithy Panh ©DaveKendall

Ce film est pour cette génération ?

Ce n’est pas un plaisir cinématographique de réaliser ce genre de film, mais plutôt une responsabilité. J’ai très tôt été convaincu qu’on aurait un jour besoin de ces outils. Ces films sont des espaces dans lesquels on ouvre la porte pour libérer l’émotion et la parole entre générations différentes. L’art permet cela ! Je l’ai vu aux États-Unis, en Australie, à Singapour et en France depuis le début de la promotion de Rendez-vous avec Pol Pot. La nouvelle génération s’intéresse beaucoup plus à ses origines, ils viennent voir les films, veulent comprendre.

Le travail de mémoire est aussi social. Il permet la cohésion de notre communauté, guérit des fractures y compris entre les générations. Mais il faut aussi oser aller au-delà des Khmers rouges. Ce film appartient à tous et dépasse notre seul contexte national et historique. Il parle du totalitarisme et de tant d’autres aspects. Dans chacun de mes films, j’essaye d’apporter une dimension politique et cinématographique pour permettre aux gens de prendre de la distance et de réfléchir.

Vous vous confrontez notamment à la question du mal et des hommes qui l’incarnent.

Oui parce qu’on ne naît pas criminel. Les bourreaux sont des hommes comme vous et moi qu’on ne peut pas juste ranger dans la catégorie des monstres. Si on opère ainsi, on les caricature et on rend inaccessible la mécanique de leur pensée, leur idéologie et leurs intentions. Alors que si on considère le monstre comme un homme, on peut le regarder, l’écouter… Il faut les confronter pour les comprendre. La victime quelque part est condamnée sans cesse à chercher à comprendre y compris ses bourreaux. C’est la grande injustice entre la victime et son bourreau car ce dernier, lui, peut tuer sans chercher à comprendre celui qu’il anéantit. C’est le rapport déséquilibré entre le bien et le mal. Le mal est toujours plus fort. Le bien est quelque chose de plus fragile, plus essentiel, mais il ne s’impose pas. Ce combat entre le bien et le mal est perpétuel, il donne sens à notre humanité, à notre vie, à nos civilisations.

Cela veut-il dire qu’il faut comprendre les racines humaines du mal ?

Oui, et j’irai plus loin, il faut les nommer ainsi que les intentions. La gravité d’un crime ne repose pas sur le nombre de mort mais davantage sur l’intention : que cherche-t-on à détruire ? Si le processus est un processus de déshumanisation, qu’il s’agisse de 500 morts ou 2 millions, la gravité est la même. Qu’est-ce qu’on détruit ? L’idéologie est tellement radicale chez les Khmers rouges qu’ils ont refusé des sépultures aux morts. J’ai fait un film à ce sujet, Le tombeau sans nom, afin de faire une place dans cette horreur au chagrin et au respect des morts. Je crois qu’une œuvre d’art a le pouvoir de donner une sépulture aux âmes errantes.

Mais l’art peut-il réparer les erreurs, les aveuglements du passé ?

L’art ne répare pas. Il peut renforcer la résilience et l’empathie en revanche, et nous mettre devant nos responsabilités. Tout le monde peut faire des erreurs moi y compris, mais lorsqu’un journal titre « Phnom Penh libéré » ou « 3 jours de fête à Phnom Penh », lorsque les Khmers rouges ont pris la ville, il s’agit pour celui qui est à l’origine de ce mensonge de prendre ses responsabilités.

Quand on évoque la réparation, je pense toujours au kintsugi. C’est un art japonais qui consiste à réparer une poterie cassée en sublimant la cicatrice notamment grâce à l’or. C’est à mon sens exactement le rôle de l’art. Il ne répare pas, mais il transforme les réalités, y compris les plus atroces, en quelque chose de regardable, en quelque chose d’artistique.

Quelles sont les mises en garde de votre film sur le journalisme ?

Il pose la question du vrai et du faux. Déjà à l’époque de ces journalistes conduits lors d’un voyage officiel dans des villages Potemkine des Khmers rouges, ces questions se posaient. Elles n’ont fait que prendre de l’ampleur avec les réseaux sociaux. Moi je plaide pour un journalisme de terrain, du temps long. Je plaide pour les grands reporters à l’inverse de twitter et d’Instagram qui sont dans la dictature de l’instant. La technologie est très utile, mais parfois elle nous induit en erreur. Aujourd’hui, elle favorise l’immédiateté alors que l’être humain a besoin de recul, d’autres éclairages. Sinon c’est la dictature de l’émotion. Déjà aujourd’hui, avec le pouvoir des réseaux sociaux, les usines à trolls peuvent déstabiliser tout un pays. Imaginer ce que cela sera quand ils vont coupler l’IA et les réseaux sociaux.

C’est la première fois que vous montrez Pol Pot à l’écran et plutôt que de choisir des images d’archives, vous lui prêtez votre silhouette, mais ne montrez jamais son visage. Pourquoi ?

Je ne voulais pas trop l’incarner car les criminels de cette envergure ne sont pas n’importe qui. Pol Pot est charmant, souriant. C’est une machine intellectuelle et charismatique. J’ai beaucoup travaillé pour ce film la question du langage. Je me suis inspiré des mots du 3e Reich, j’ai consulté des spécialistes pour comprendre ce langage qui parvient à faire bouger des foules, les mots de la pureté…

Je crois qu’on peut tout montrer dans un film si l’on est libre et moralement responsable. Mon idéal, c’est de donner matière à réflexion au spectateur pour qu’il fasse son propre chemin. Le reste lui appartient. C’est à mon sens beaucoup plus intéressant et convaincant que de livrer une pensée toute faite dans mes films. Je préfère les pistes de réflexion. Il ne faut pas oublier que le cinéma est une œuvre collective et, je crois, un peu spirituelle.