REGARDS SUR L’ASIE : Rose ou la quête d’être aimée

Dans l’archipel des Philippines, dans les bidonvilles ou les campagnes
reculées, l’unité familiale est presque toujours malmenée. La distance
géographique, la drogue, l’alcool et la grande précarité des emplois
conduisent souvent à des séparations, voire à des abandons, à l’âge
où les enfants ont terriblement besoin de stabilité et d’affection.
Parfois l’espoir trouve le moyen de se frayer un chemin dans ces vies
brisées. Illustration avec le témoignage de Rose sur l’île de Pangan An.

Dans l’archipel des Philippines, dans les bidonvilles ou les campagnes reculées, l’unité familiale est presque toujours malmenée. La distance géographique, la drogue, l’alcool et la grande précarité des emplois conduisent souvent à des séparations, voire à des abandons, à l’âge où les enfants ont terriblement besoin de stabilité et d’affection. Parfois l’espoir trouve le moyen de se frayer un chemin dans ces vies brisées. Illustration avec le témoignage de Rose sur l’île de Pangan An.

 

Texte et photo : Antoine BESSON

Rose ou la quête d’être aimée

Depuis la grande île de Cebu, il faut compter plus d’une heure aux frêles esquifs de bois des pêcheurs pour rejoindre l’île de Pangan An. C’est le chemin qu’une fois par mois, Rose Suano emprunte pour rentrer chez elle le temps d’un week-end.

À 22 ans, la jeune fille n’est pas une étudiante ordinaire. Joviale et enjouée, elle parle volontiers de son enfance sur la toute petite île qui se dessine à l’horizon. «J’ai eu une vie très simple. Mon grand-père et ma grand-mère ont toujours fait tout leur possible pour que je ne manque de rien!» confie la jeune femme brune aux cheveux longs et lisses que le vent du large lui rabat régulièrement sur les yeux, l’obligeant d’un geste mécanique à ramener ses mèches derrière les oreilles. «Je me souviens, lorsque j’étais en classe élémentaire, je devais avoir 5 ou 6 ans peut-être, je pleurais et je réclamais de pouvoir participer à la fête de fin d’année de l’école. Cela coûtait 50 pesos [80 centimes d’euros]. Mon grand-père ne cessait de me dire : “Nous n’avons pas d’argent, ce n’est pas possible”. J’étais tellement triste.»

 

Rose, quand elle parle de son grand-père, a le sourire qui se teinte d’un vague à l’âme. Cela fait maintenant deux ans que le « lolo » de Rose est décédé. Et c’est comme si la jeune fille était à nouveau orpheline. Rose est une enfant comme il en existe des milliers dans les îles des Philippines. Son histoire familiale est chaotique. De son père, elle ne connaît rien ou presque. Elle ne l’a jamais rencontré, elle ne sait même pas qui il est. Tout ce qu’elle a entendu dire de lui, c’est qu’il consommait de la drogue. Quant à sa mère, la fille de ce couple âgé qui l’a élevée comme leur propre fille, elle l’a abandonnée à deux mois. Le souvenir est douloureux pour cette enfant qui toute sa vie a tenté de se construire malgré ces absences.

Après un moment de silence, la jeune fille relève la tête et ose dire à voix haute ce qu’elle ressent au fond du cœur : «Ma mère, ce n’est pas une mère comme vous pouvez l’imaginer… Je crois bien qu’elle ne m’a jamais aimée !» Mais cet amour qui lui manque, Rose va le trouver chez son grand-père. Un homme qui représente tout pour elle et qui ne renoncera à aucun sacrifice pour lui permettre de réaliser ses rêves. Comme ce jour où, ayant exceptionnellement pêché une grosse pieuvre en mer, il parviendra à en tirer un bon prix et l’autorisera finalement à participer à la fête de son école. Une pêche miraculeuse riche d’enseignement pour la petite fille :

«Cet épisode m’a marquée d’abord parce que c’est le jour où j’ai réalisé que nous n’avions rien et que nous ne pouvions même pas nous autoriser une dépense de 50 pesos si elle n’était pas prévue. Mais j’ai surtout réalisé que même si nous n’avions rien, je pouvais être heureuse !»

  J’ai surtout réalisé que même si nous n’avions rien, je pouvais être heureuse !

 

UN DRAME PERSONNEL

Rose interrompt son récit pour descendre du bateau. L’île est si petite qu’il n’y a pas de ponton. Les passagers débarquent directement sur la plage, les pieds dans l’eau. Elle remonte la route principale de l’île autour de laquelle s’est construit le village.

Elle dépasse l’école primaire, tourne à gauche et s’arrête devant une charpente de bois mise à nu. À quelques pas, un monticule de débris semble indiquer qu’autrefois, une maison de bois se tenait là. «C’est tout ce qui reste de notre maison, soupire Rose. Ma “ lola” loge chez les voisins en attendant que nous trouvions la ressource pour reconstruire.» Bien souvent les catastrophes arrivent en chapelet sur Pangan An. Pour Rose, la maison n’est qu’un détail. La perte de sa jeune existence, le tsunami qui a ébranlé les fondations de sa vie, c’est la mort de son grand-père.

« C’est au lycée que les difficultés ont vraiment commencé.» Rose reprend son récit alors que sa grand-mère s’est assise auprès d’elle. Présence rassurante, quoique silencieuse. Les deux femmes se tiennent la main. Serrées l’une contre l’autre, elle se soutiennent mutuellement. Le lycée oblige Rose à quitter son île et tout est plus difficile. «Certains jours, je n’avais pas d’argent pour manger. D’autres j’étais absente car je ne pouvais pas me payer le transport.» Des difficultés que Rose endure courageusement : elles ne sont rien tant qu’elle a le soutien de ses grands-parents.

Mais un soir, alors qu’elle fait la fête avec quelques amis du foyer où elle étudie, elle reçoit un appel de l’île : «Ton grand-père a fait une attaque !» Rose ne comprend pas tout de suite, mais quand elle réalise, rien ne peut la consoler : «C’est mon monde qui s’effondre !» confie-t-elle dans un sanglot. Transportée dans ses souvenirs, Rose est redevenue la petite-fille désemparée qu’elle était sans doute ce soir-là.

Les larmes coulent abondamment de ses yeux rougis par le chagrin. Elle se souvient de sa première visite à l’hôpital et sa question naïve face à la faiblesse de son grand-père : «Te souviens-tu de moi ? » et de sa réponse pleine de tendresse : «Bien sûr, tu es ma magnifique petite-fille !»

«Je n’avais jamais vu mon grand-père ni malade, ni même fatigué, je crois». Le choc pour Rose est terrible. Celui qui a toujours été là pour elle se révèle colosse au cœur d’argile. Un cœur qui ne tiendra plus longtemps et qui pourtant continue à lui donner un amour d’une tendresse infinie. Les jours qui ont suivi la crise cardiaque, le grand-père de Rose est soigné à l’hôpital, mais les dettes s’accumulent et la pêche était le seul revenu de la famille. Le vieil homme doit rentrer à la maison même si cela signifie sans doute une condamnation pour lui… «Ma grand-mère a vendu ses bijoux pour payer l’hôpital. Nous n’avions plus rien et nous devions nous occuper de lui et profiter de nos derniers instants avec lui.»

Un soir, alors que Rose s’apprête à retourner au lycée, son grand-père désormais prisonnier d’une chaise roulante inadaptée à l’île l’accompagne à la plage malgré sa faiblesse. Il veut lui parler. Il lui confie dans un souffle : «Pardon, je ne peux plus t’aider, je ne peux plus te donner d’argent !» Rose s’effondre en larme. Ce grand-père qui l’a élevée, au soir de sa vie, ne pense encore qu’à elle. Alors elle le rassure : «Occupe-toi de toi, je me prends en charge. Tu n’as pas à t’inquiéter ! Tout ce que tu as à faire, c’est guérir parce que je ne veux pas imaginer ma vie sans toi.» Quelques jours plus tard, le grand-père de Rose décédait à l’hôpital.

Rose et sa grand-mère (sa « lola ») devant les débris de leur maison.

Le seul accès à l'île se fait par bateau depuis Cebu, un coût supplémentaire pour les étudiants comme Rose qui ne peuvent rentrer souvent chez eux.

Rose, jeune étudiante de 22 ans, les larmes à peine sèches reprend son sourire.

Sur l'île de Pangan An, de nombreux enfants sont parrainés comme Rose pour leur garantir un accès à l'école.

RÊVER L’UNIVERSITÉ

Dans un mouvement discret plein de pudeur, la «lola» de Rose lui serre la main pour lui donner la force de continuer son récit. Rose sourit, tousse pour tenter de retrouver sa voix, et, puisant dans ce contact avec sa grand-mère la force nécessaire, continue avec un sourire de plus en plus sincère :

«La suite de l’aventure n’a pas été simple. Il y a eu la pandémie de Covid-19, avec les interdictions de trajet entre les îles. Et puis j’ai finalement réussi à postuler à l’université.» Un rêve qui devient réalité quand Rose apprend qu’elle est prise à l’université de Cebu : «Ce rêve en réalité, ce n’est pas seulement le mien, c’était aussi celui de mon grand-père. Quand il était avec ses amis, je l’entendais se vanter : “ma petite fille, elle est très intelligente, elle ira à l’université !”». Aujourd’hui, la vie n’est pas plus facile pour Rose. À Cebu, la vie est plus chère et plus compliquée que sur son île. Les enjeux de l’université ne sont pas les mêmes qu’au lycée.

Pourtant, elle trace sa route consciente qu’elle a une destinée : «J’ai vécu l’épreuve la plus terrible de ma vie avec le décès de mon “lolo”, mais j’ai appris aussi une leçon importante : peu importe d’où tu viens et tes épreuves, la vie ne s’arrête pas là!» Rose se rêve désormais en institutrice pour jeunes enfants.

 

 

Rose Suano

 

Elle rêve de leur transmettre ce que ses grands-parents lui ont apporté : «Ils m’ont appris à avoir une bonne image de moi-même, à me faire confiance. Je sais grâce à eux que je suis une bonne personne capable de réussir. À l’université, j’ai rencontré des étudiants qui ont une meilleure situation financière que moi, mais qui vont beaucoup moins bien que moi moralement.»

Pour Rose, la source de cette force intérieure est évidente : c’est l’amour de ses grands-parents qui en est à l’origine, de son grand-père en particulier. «C’est pour ça que je veux devenir un professeur qui saura à la fois enseigner et aimer les enfants, c’est tellement important!». Faut-il croire en cette force de l’amour ? Pour Rose, il n’y a aucun doute ! «Une partie de moi sera toujours en quête d’être aimée parce que j’ai manqué de l’amour de mes parents quand j’étais petite et que je le chercherai toute ma vie », confie avec une étonnante maturité la future institutrice.

La jeune femme a cependant appris que parfois le soutien qu’on attend peut venir d’autres personnes. Depuis 10 ans, Rose est aidée par un parrain en France : «Grâce à lui, j’ai pu réaliser mon rêve et celui de mon lolo pour moi. Il n’y a rien de plus important !»

 

 

Ce rêve c’était aussi celui de mon grand-père !

 

 

Photo de Rose et de ses grands-parents.
Antoine Besson
Antoine Besson Rédacteur en chef du magazine Asie Reportages Contact