POINT CHAUD : le lourd fardeau de la dette au Laos

Empêtré depuis plusieurs années dans une crise économique aux ramifications complexes, le Laos souffre d’un immobilisme politique aux conséquences désastreuses. Face à un État démissionnaire et des services publics aux abonnés absents, les familles les plus précaires payent le prix fort de la dette publique et de l’inflation.

Empêtré depuis plusieurs années dans une crise économique aux ramifications complexes, le Laos souffre d’un immobilisme politique aux conséquences désastreuses. Face à un État démissionnaire et des services publics aux abonnés absents, les familles les plus précaires payent le prix fort de la dette publique et de l’inflation.

 

Texte et photos : Antoine BESSON et Christophe KEIP

 

Laos : le lourd fardeau de la dette

À Paksé, Lounni Phimmasone rentre de l’école, mais elle à peine le temps de rester chez elle. Aussitôt, elle troque son uniforme d’écolière, chemise blanche et jupe bleue marine, pour un crop top et une jupe aux tons clairs.

La jeune fille se maquille pour se vieillir un peu, puis elle file au café où elle passera le reste de l’après-midi et toute la soirée. À 14 ans, Lounni n’a pas d’autre choix que de travailler pour rapporter chez elle de quoi se nourrir et payer le loyer. Sa mère est journalière et son père paralysé par une maladie incurable. Tous les jours, elle sert des hommes qui se soulent ou se battent dans la gargote d’une voisine de 16 h 30 à minuit.

Pour cela, elle reçoit un salaire d’un million cent mille kips. Une misère, à peine 50 euros. Lounni n’aime pas ce travail, mais elle n’a pas le choix. Depuis le début des années 2010, le Laos s’enfonce dans des difficultés de gestion économique de l’État que la récente pandémie de Covid-19 n’a fait qu’accélérer.

Lounni : 14 ans, n’a pas d’autre choix que de travailler dans un café pour rapporter chez elle de quoi se nourrir et payer le loyer.

La Banque mondiale mets en garde contre une « décennie perdue » pour les enfants.

Dans les villages, les familles souffrent de l’inflation et de la dévaluation du kip.

D’après la Banque mondiale, les recettes publiques du pays ont diminué de 22 à 16 % du produit intérieur brut (PIB) entre 2014 et 2019, tandis que la dette nationale serait désormais de 125 % du PIB.

En 2022, le pays bascule dans une crise financière sans précédent notamment à cause du ralentissement économique de son principal partenaire, la Chine, et l’invasion russe en Ukraine qui fait grimper le cours du pétrole. Le pays accuse alors une croissance de 966 % de sa dette publique et le cours du kip, la monnaie locale, dévisse par rapport aux dollars américains perdant 90 % de sa valeur. Pour les familles sans épargne et dont la survie dépend de revenus déjà précaires, c’est une catastrophe. «L’inflation combinée à la dévaluation du kip a considérablement appauvri des familles dans les zones rurales», explique un professeur préférant garder l’anonymat.

Dans un tel contexte de crise économique et sociale, l’État restreint drastiquement ses investissements au profit du remboursement de la dette. Ainsi la plupart des fonctionnaires ne sont pas payés, à commencer par les enseignants. Les dépenses de l’État en matière d’éducation seraient passées de 3,2 % du PIB en 2013 à 2,1 % en 2019 et se situent actuellement à environ 1,4 %. La Banque mondiale n’hésite pas à mettre en garde contre une «décennie perdue» pour les enfants.

DES ÉCOLES DÉSERTÉES

 

 

Ossa : 6 ans, taille des pics à brochette quand elle ne va pas à l’école.

 

 

Alissa et Anna : 14 ans, travaillent dans le champ de manioc de leurs parents.

Concrètement dans les villages du plateau des Bolovens, au sud du pays, cela se traduit par une désertion des écoles dès que les enfants sont en âge de travailler. Et cela commence de plus en plus tôt.

Ossa a 6 ans. Elle est en CE1, mais elle ne sait ni lire ni écrire. Dans l’école primaire de son village, une quarantaine d’enfants sont réunis autour d’une seule maîtresse qui enseigne tous les niveaux. Dévouée, la jeune femme est cependant dépassée et le reconnaît elle-même : «C’est impossible de faire en sorte que les enfants apprennent ne serait-ce qu’à lire ou à écrire dans ces conditions.» Au village, assise avec sa grand-mère, Ossa manipule une grande lame avec laquelle elle taille des pics en bambous qui seront vendus aux stands de brochettes de rue. 50 tas de 18 pics valent 30000 kips (1,20 euro).

Plus haut dans la montagne, deux sœurs jumelles, Alissa et Anna travaillent dans les champs de manioc, une culture encouragée par l’investisseur chinois qui peut parfois rapporter gros aux cultivateurs à court terme, mais qui est réputée pour appauvrir considérablement les sols à long terme. À 14 ans, elles persistent à aller aux collèges et font figure d’exceptions dans leur entourage : leur rêve serait d’aller à l’université pour apprendre l’anglais.

Directeur d’une guest house qui emploie régulièrement de jeunes étudiants pour les insérer dans l’industrie du tourisme, Mr Poh commente : «Les étudiants motivés sont de moins en moins nombreux. Souvent, ils voient leurs aînés s’endetter pour faire des études en ville puis rentrer au village sans emploi, ni nouvelles compétences. C’est un cercle vicieux qui bientôt va décimer notre jeunesse et nos villages!» De fait, la plupart des fonctionnaires non payés doivent cumuler des emplois pour survivre. « Les meilleurs sont les premiers à partir ! » constate amer un directeur d’école. Les professeurs n’enseignent plus leurs matières voire démissionnent pour partir travailler en Thaïlande quand ils le peuvent.

À l’instar de nombreux jeunes adultes attirés par les promesses d’emplois stables et de meilleurs salaires malgré des conditions de travail difficiles et une vie sur place plus chère qu’au Laos. Nombreux sont les camarades d’Alissa et Anna qui, du haut de leurs 14 ou 15 ans, regardent déjà de l’autre côté de la frontière rêvant du jour où ils la traverseront. Certains cependant ne franchiront jamais le pas. Car, en ces temps de crise, un autre danger guette la jeunesse oisive : la drogue. Facebook regorge d’histoires relatant des pilules de Yaba, l’amphétamine locale, moins chère que les denrées alimentaires de base dont le prix a triplé depuis l’inflation.

À Paksé, Ni Kon, un jeune père de famille, enseigne la boxe thaï dans un gymnase à quelques enfants. «J’aimerais développer cette activité y compris dans les villages reculés pour pouvoir lutter contre l’oisiveté des jeunes et éviter qu’ils ne tombent dans la drogue», explique-t-il en argumentant que la Muay thaï a été sa planche de salut : «Les valeurs de ce sport sont un antidote contre ce qui détruit le corps et l’esprit!» Sport national très en vogue en Thaïlande comme au Laos, les joueurs sont souvent rémunérés quand ils gagnent un combat. Une manière comme une autre de lutter contre la précarité des familles. «Dans des combats en public, un joueur peut gagner jusqu’à 200 dollars en une victoire!» Une véritable fortune dans le contexte actuel…

LE MARIAGE OU LES ÉTUDES

Dans les villages reculés de la campagne laotienne, le mariage est parfois aussi une échappatoire.

Memladi, 16 ans, vient de se marier avec Ting, un jeune homme de 18 ans, originaire d’un village proche. Ils se sont rencontrés sur Facebook il y a un an. Pour Memladi, si se marier signifie arrêter l’école, c’est aussi un soulagement. Elle ne sera plus à la charge de ses parents. Cela ne remet en aucun cas en cause ses sentiments, sincères, mais c’est aussi un calcul pragmatique. Pour la belle famille, c’est aussi une paire de bras supplémentaire qui pourra travailler dans les champs sans attendre de salaire. Dans une tout autre réalité du pays, un hôtel des 4000 îles au sud du pays, paradis des touristes, Nadfa, 20 ans, termine son stage hôtelier. Dernière d’une famille de 5 enfants, elle est la seule à ne pas avoir abandonné l’école pour se marier ou aller travailler.

Je voulais être celle qui irait jusqu’au bout !

Une possibilité qui lui a été offerte grâce au foyer des religieuses qui l’ont accueillie lors de son entrée en seconde à 16 ans. «C’est grâce aux sœurs que j’ai pu choisir l’école plutôt que le travail : je crois que si j’étais restée dans ma famille, je me serais laissée convaincre d’abandonner», confie celle qui se dit confiante en l’avenir aujourd’hui. «Je sais que je ne vais pas continuer à travailler dans le tourisme, mais je vais pouvoir ouvrir une petite cantine à la maison grâce à ce que j’ai appris.» La motivation de la jeune fille fait cependant figure d’exception et doit beaucoup à la qualité de l’encadrement qu’elle a reçu : dans sa promotion, les deux tiers des élèves ont abandonné la formation en cours de route. Un constat qu’on retrouve dans toutes les filières. «C’est pour cela qu’il est essentiel de travailler avec le gouvernement pour mettre en place des formations courtes et professionnalisantes le plus rapidement possible», défend le directeur de l’institut Don Bosco spécialisé dans la formation professionnelle des jeunes à Vientiane en mécanique, en électricité ou en soudure. Le directeur veut rester foncièrement positif même s’il doit reconnaître que la crise a provoqué le départ de nombreuses entreprises étrangères habituées à employer leurs anciens élèves.

Memladi : a choisi de se marier à 16 ans, . Pour ses parents, c'est un soulagement de ne plus avoir leur fille à charge.

Nadfa : étudiante dans une filière hôtelière, les deux tiers des étudiants de sa promotion ont abandonné sa formation pour travailler.

Dans la guest house de Mr Poh, des étudiants travaillent pour se former à l'accueil des touristes et pratiquer l'anglais.

A partir de 15 ou 16 ans, les jeunes garçons désertent l'école pour trouver un emploi.

REGARDER L’AVENIR

C’est une conséquence préoccupante de la crise qui laisse craindre le pire sur sa longévité. «L’espoir devrait venir du secteur privé, clame le directeur, mais ils sont effrayés par la corruption et le gouvernement se méfie de l’indépendance des entreprises libérales.»

De fait les milieux d’affaires ont perdu confiance dans la monnaie locale et préfèrent conserver leurs actifs en bahts thaïlandais ou en dollars américains, ce qui accentue l’inflation et affaiblit le kip. À tel point qu’en 2022, les exportations du pays étaient évaluées à 8,19 milliards de dollars, mais que seuls 2,7 milliards sont entrés dans le pays. Le reste a été conservé dans une monnaie étrangère.

De telles pratiques ruinent encore davantage le pays, précarisent les familles les plus pauvres et limitent les marges de manœuvre de l’État.

«Le Laos n’est pourtant pas un pays pauvre et la Thaïlande, il y a 50 ans ne valaient pas tellement plus que le Laos aujourd’hui ! » s’enthousiasme le jeune professeur rencontré précédemment. De fait l’économie du pays vaut aujourd’hui environ 15 milliards de dollars, contre seulement 2,3 milliards il y a vingt ans. La population est passée de 4,3 millions d’habitants en 1990 à environ 7,3 millions en 2020 dont une part de plus en plus importante en âge de travailler (1,6 million de personnes supplémentaires d’ici à 2050).

«C’est cette jeunesse qu’il nous faut former aujourd’hui en leur donnant le goût de leur pays et de leur communauté » reprend l’homme qui accompagne nombre de ses anciens élèves dans leur choix pour l’avenir. «Si l’avenir et les formations sont meilleurs à l’étranger pourquoi ne pas imaginer un système d’échange qui permette de ramener les compétences au Laos et permette aux jeunes de développer leur pays en commençant par leur propre village ?»

L’enseignant pourrait être pris pour un doux rêveur pourtant son projet n’est pas une utopie et il envisage prochainement d’ouvrir une école et un programme spécial pour les étudiants qui envisagent un cursus à l’étranger. Dans les Boloven, Mr Poh tient un discours similaire. Cet entrepreneur autodidacte croit sincèrement que le sud du pays a un potentiel de développement touristique qui permettra à des milliers de familles de sortir du cycle de la précarité communément admis comme la norme dans la région, «pour un peu que les infrastructures et les entreprises se développent ». Mais un professeur et un entrepreneur ne suffiront pas à révolutionner le Laos. Quoi qu’il arrive, l’avenir est entre les mains de Lounni, Ossa, Alissa et Anna, ou encore Nadfa… Dans l’incertitude des temps modernes, certains jeunes veulent croire que, malgré la crise, l’espoir peut encore supplanter la survie !

 

C’est cette jeunesse qu’il nous faut former aujourd’hui en leur donnant le goût de leur pays et de leur communauté.

Ossa et deux camarades de classe.

D'AUTRES REPORTAGES

Antoine Besson
Antoine Besson Rédacteur en chef du magazine Asie Reportages Contact