« Notre rôle n’est pas la réussite mais la progression » Martin Maindiaux
Interview de Martin Maindiaux, recueillis par Antoine Besson
Depuis quelques mois, Claire et Bertrand SERVANTIE ont troqué les rizières cambodgiennes et les rues grouillantes de Phnom Penh contre le calme d’un petit village rural de la Côte-d’Or. De retour de 3 ans de mission de volontariat Bambou en Asie, la famille dresse le bilan de cette aventure hors du commun au cœur de la misère urbaine de la capitale du Cambodge. Un dépaysement qu’ils ont voulu vivre comme une aventure et qui résonne aujourd’hui comme une incroyable leçon de vie.
Propos recueillis par Antoine BESSON
Comment vous est venue l’idée de cette mission avec Enfants du Mékong, il y a 3 ans ?
Claire : Lorsque nous nous sommes mariés il y a 14 ans, nous avons écrit ensemble un projet de vie. Nous y avons décrit le couple et le foyer que nous voulions construire. Dans ce projet, il y avait déjà l’idée que nous voulions mettre notre famille au service et à l’écoute des autres tout en sortant de notre zone de confort. Mais à l’époque, nous ne savions pas forcément ce que cela impliquait, nous n’avions pas d’idée de la forme concrète que cela prendrait. Quand Grégoire [leur troisième enfant, NDLR] a eu 3 ans, nous nous sommes souvenus de ce projet et nous nous sommes dit que nous avions peut-être une fenêtre de tir. C’est là que nous avons découvert Enfants du Mékong et les missions Bambous.
L’Asie était une évidence ?
Claire : Non pas du tout. Au départ, nous pensions même plutôt partir en Afrique à cause de la francophonie. C’est véritablement la rencontre avec l’association Enfants du Mékong qui nous a ouverts à l’Asie même si Bertrand y avait déjà passé quelques mois.
Bertrand : Lorsque j’avais 20 ans, j’ai vécu 4 mois en Asie du Sud-Est lors d’un voyage en itinérance qui était aussi volontairement une expérience du dépouillement matériel. Notre objectif alors était de vivre avec 1 dollar par jour, pas plus. Mais je n’avais pas du tout en tête de repartir avec les enfants dans une démarche similaire. Je voulais cependant que ce soit une aventure en famille et c’est ce que nous proposait Enfants du Mékong. Dernier point qui nous a confortés dans notre choix, notre réalité familiale a toujours été prise en compte comme une force par l’association.
Comment alors s’est passée l’arrivée sur place ?
Claire : La première image que je garde de notre arrivée, ce sont les yeux pleins d’étoiles des garçons aux fenêtres du car qui nous emmenait de l’aéroport à notre hôtel de quatorzaine. Pour nous, adultes, c’était aussi une plongée dans l’inconnu qui était tout à la fois effrayant et excitant.
Bertrand : Notre atterrissage au Cambodge était d’autant plus extraordinaire que nous sommes arrivés en pleine pandémie de Covid-19 d’où la quatorzaine dans un hôtel fermé sans accès à l’extérieur. Plus tard, notre première image du centre fut un lieu fermé, sans étudiants et avec des équipes qui travaillaient en partie en télétravail. Il a fallu rouvrir le bâtiment et reprendre des habitudes de vivre ensemble. Ça a sans doute influencé notre manière de gérer le centre durant les 3 années qui ont suivi. Notre obsession était de faire en sorte qu’il soit le plus ouvert et accueillant possible pour tous ceux qui en avaient besoin.
Ce n’est pas nous qui allons changer le Cambodge ! Ce sont les Khmers qui changeront leur pays s’ils en ont envie !
Comment votre famille a-t-elle grandi et s’est-elle développée durant ces 3 ans de mission ?
Bertrand : Elle s’est déjà agrandie car nous sommes partis à 5 et revenus à 6, avec la naissance de Victor. Ensuite, je crois que le fruit que nous pouvons clairement identifier, c’est que nous sommes une famille très soudée. Dès le début, nous avons insisté auprès des enfants en leur expliquant que ce n’était pas les parents qui partaient en mission et les enfants qui les suivaient, mais qu’ils étaient eux aussi en mission, qu’ils avaient leur rôle à jouer. Ce commun nous a unis. À titre personnel, j’ajouterai que j’ai appris à me laisser davantage toucher par les autres. Je viens du milieu de l’entreprise où j’occupais des postes de management. Dans ce milieu, on a l’habitude de privilégier des approches rationnelles en surveillant les profits et les marges. Les hommes sont une donnée de l’équation, mais pas forcément la finalité. Au Cambodge à l’inverse, j’étais en mission au service d’un programme où l’humain était au cœur du projet. J’y ai découvert une nouvelle manière de travailler. Avec le cœur! Cela ne signifie pas que nous avions abandonné nos savoir-faire et nos savoir-être, mais nous les employions dans une autre mesure.
Claire : Nous ne sommes pas partis pour travailler à l’étranger, mais bien pour être en mission au service d’un projet et des personnes. Cela fait toute la différence. De ces 3 ans, j’ai appris en premier lieu qu’on pouvait être heureux partout, quelles que soient les conditions. C’est ce que les Khmers en particulier m’ont appris.
J’avais sans doute des a priori et je me mettais assez facilement des barrières mentales qui pouvaient m’empêcher de profiter de l’instant présent, d’aller vers les autres. À Phnom Penh, cette ville qui au départ ne me faisait pas du tout rêver sur le papier, j’ai découvert la force d’une communauté, l’accueil presque inconditionnel et le pouvoir de l’humain à s’adapter partout, tout le temps. Mais la leçon la plus radicale, ça a été l’humilité.
C’est-à-dire ?
Claire : Je suis d’un caractère très sensible et face à des situations désespérées, je suis parfois tentée par le découragement. Vous imaginez bien que dans une mission de 3 ans de gestion et d’animation d’un centre d’accueil d’étudiants issus de la grande pauvreté, les drames n’ont pas manqué. Au début, cela me rendait extrêmement malheureuse d’être un témoin impuissant. Je me souviens du frère d’une jeune fille que nous avons accueillie au centre. Il était handicapé et vivait dans une petite cahute faite de bric et de broc attendant une mort par asphyxie qui était inéluctable. Il n’y avait rien à faire si ce n’est être là pour cette famille. Les soutenir comme on pouvait. Leur donner du riz pour le garçon pour leur montrer que même s’il était condamné, il comptait pour nous aussi. Il avait du prix à nos yeux. C’est là que j’ai compris que notre mission n’était pas d’apporter une solution à toutes les situations que nous croisions, mais d’être avec eux, de vivre avec ces familles auprès desquelles nous étions envoyés.
Bertrand : J’ai l’impression qu’au Cambodge, la mort est plus présente, notamment celle des enfants et des adolescents. En tout cas, c’est évident qu’elle est plus visible. Au départ, notre mentalité européenne a tendance à se révolter face à la mort alors que les Khmers l’abordent avec davantage de sagesse. Claire parlait de l’humilité tout à l’heure.
Une jeune fille fragile avait décroché scolairement, n’allait plus en cours et travaillait en dehors. Nous avons dû arrêter le parrainage mais avons continué de l’accompagner avec notre cellule de soutien psychologique et un projet professionnel. Cela n’a pas suffi et elle s’est suicidée. Forcément, cela marque toute l’équipe des travailleurs sociaux. On se dit qu’on n’a pas été à la hauteur de sa détresse, qu’on aurait peut-être pu faire mieux. Mais il faut aussi avoir l’humilité de se dire que nous ne pouvons pas tout résoudre. Nous ne sommes en aucun cas des sauveurs. Il y a des choses qui ne nous appartiennent pas, que nous ne maîtrisons pas et elles sont nombreuses. D’autant plus nombreuses que nous sommes des Français en mission dans un pays dont les codes sont radicalement différents.
Dans ces moments difficiles, qu’est-ce qui vous a fait tenir bon ?
Claire : C’est dans ces moments-là, quand nous avons appris à nos dépens que la mort faisait partie de la vie, que nous avons expérimenté la chance que nous avions de ne pas être seuls en mission avec notre famille. Derrière nous, il y avait toute la force et le soutien d’Enfants du Mékong. Je sais que parfois cela paraît un peu creux de dire cela, mais plus qu’une organisation humanitaire, Enfants du Mékong est une famille avec des liens serrés entre le terrain et la France. Nous l’avons véritablement senti : quand nous n’allions pas bien, nous pouvions le dire en toute sincérité et c’était à chaque fois entendu. Nous avons bénéficié d’aide quand nous en avions besoin et cela nous a permis de mener au bout ces 3 ans de mission. Je crois que je n’aurais pas tenu si je n’avais compté que sur mes forces ou si je m’étais sentie seule.
Les enfants sont-ils aussi enthousiastes ?
Bertrand : Notre troisième garçon a vécu autant de temps en France qu’au Cambodge. Pour lui, la maison c’est le Cambodge et la France est un pays très exotique! Pour autant, je crois qu’ils ont acquis de cette expérience une grande maturité, une capacité de recul et une simplicité de vie. Je me souviens qu’un jour, notre aîné nous a apostrophés alors que nous discutions des difficultés des familles du quartier en nous disant : «Ce n’est pas nous qui allons changer le Cambodge! Ce sont les Khmers qui changeront leur pays s’ils en ont envie!» Il a résumé en une phrase ce que nous avons mis beaucoup plus de temps à intégrer en tant qu’adulte alors que c’est une vérité essentielle de la mission.
Claire : Quelque part, cette expérience de la mission en famille nous a simplifié et a profondément changé notre rapport au pauvre. Avant de partir, je crois que j’éprouvais un mélange de gêne, de peur et d’indifférence face à une personne dans la rue. Il ne faisait tout simplement pas partie de ma vie. La mission a aboli cette barrière : si je ne peux rien faire pour le pauvre que je rencontre, je peux au moins être là avec lui, échanger une parole ou un sourire, perdre un peu de mon temps avec lui… Ce sont des choses simples, mais, ces dernières années, nos plus beaux souvenirs n’ont été que des moments très simples et authentiques.
Interview de Martin Maindiaux, recueillis par Antoine Besson
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