PENSER & AGIR ENSEMBLE : L’éducation au cœur du conflit

Depuis le coup d’État militaire de février 2021, la Birmanie est plongée dans une crise profonde qui affecte tous les aspects de la société, y compris l’éducation.

Depuis le coup d’État militaire de février 2021, la Birmanie est plongée dans une crise profonde qui affecte tous les aspects de la société, y compris l’éducation. Dans un contexte de boycott des écoles contrôlées par la junte et d’émergence de systèmes éducatifs alternatifs, Nicolas Salem-Gervais, co-auteur de Education in Post-Coup Myanmar : A Shattered Landscape with Resilient Actors (IRASEC/KAS/IHRP), décrypte les enjeux de l’éducation dans un pays en pleine tourmente. Entre résilience des acteurs éducatifs et aspirations à la construction d’un état fédéral, l’avenir de la jeunesse birmane est plus incertain que jamais.

 

Propos recueillis par Antoine BESSON

L'éducation au cœur du conflit

Comment le coup d’État de 2021 a-t-il fait évoluer les enjeux du secteur éducatif en Birmanie ?

Depuis le 1er février 2021, le coup d’État militaire a transformé profondément le paysage éducatif en Birmanie. L’éducation, un secteur déjà hautement politisé dans l’histoire du pays, y est devenue un véritable champ de bataille. Dès le départ, les enseignants et étudiants ont massivement participé au Mouvement de Désobéissance Civile (CDM) en boycottant les écoles contrôlées par la junte, marquant leur refus d’un « système d’éducation pour esclave », une expression anticoloniale remise au goût du jour. Cette résistance a donné naissance à des alternatives éducatives, tant sur le terrain qu’en ligne, et plus ou moins directement alignées avec le gouvernement parallèle, le NUG (National Unity Government).

Cette situation a-t-elle eu un impact sur l’accès à l’éducation ?

L’impact est massif en effet. Avant le coup, environ 69 % des jeunes âgés de 6 à 22 ans étaient scolarisés. Aujourd’hui, ce chiffre serait tombé à 56,8 %. La destruction d’écoles par des bombardements, les conflits armés et les déplacements massifs de populations (jusqu’à 3,4 millions de déplacés internes) ont laissé des régions entières sans accès à l’éducation. Le boycott des écoles sous contrôle du SAC [State Administrative Council, le gouvernement formé par la junte militaire qui contrôle l’État actuellement, NDLR] contribue largement à cette crise. Par exemple, les universités publiques sont quasi désertées, avec moins de 87 000 étudiants en 2023, contre plus d’un million avant le coup.

Vous mentionnez dans votre livre de nombreuses alternatives éducatives. Quelles sont-elles ?

Du fait de cette résistance, le secteur éducatif alternatif est en pleine expansion. Plusieurs types d’initiatives ont émergé. D’abord, les systèmes éducatifs liés aux minorité ethniques, elles-même souvent connectées à des groupes armés, ont pris de l’ampleur, et on estime qu’entre 500 000 et un million d’enfants y sont actuellement scolarisés. Ensuite, les écoles monastiques et privées voient leurs inscriptions augmenter de façon assez spectaculaire en raison du boycott. Enfin, des universités et programmes en ligne comme « Spring University Myanmar » et « Virtual Federal University » jouent un rôle crucial pour l’enseignement supérieur, en s’appuyant sur des enseignants en résistance.

La Birmanie pourra compter sur de très nombreux acteurs du monde l’éducation, aussi courageux que résilients et déterminés, et qui, d’une façon ou d’une autre, joueront des rôles majeurs dans l’avenir du pays.

Comment l’identité nationale est-elle intégrée dans ces systèmes éducatifs parallèles ?

L’identité est au cœur de cette lutte éducative. Sous le régime militaire, l’éducation est dans une large mesure redevenue un instrument de propagande nationale, centralisée et centrée sur l’ethnie birmane (Bamar). En revanche, le NUG et les groupes ethniques promeuvent une vision fédérale et inclusive, où les langues et cultures des minorités jouent un rôle clé. Dans les systèmes éducatifs ethniques, l’enseignement dans les langues locales est souvent privilégié, avec des objectifs à la fois éducatifs et politiques. Cela constitue un aspect décisif des aspirations fédérales, mais implique également de très grands défis logistiques et politiques, dans un pays où l’on estime que près de 120 langues sont parlées, et où les identités ethniques sont souvent à géométrie variable.

Quelles sont les conséquences pour l’éducation dans les régions frontalières et à l’étranger ?

Les régions frontalières, comme celles près de la Thaïlande et de l’Inde, sont devenues des refuges pour les enseignants et étudiants en exil. La Thaïlande, par exemple, accueille de plus en plus d’enfants réfugiés dans ses écoles et de travailleurs migrants cherchant de meilleures conditions économiques. De plus, des institutions éducatives pour migrants, comme les centres d’apprentissage en Thaïlande, tentent de pallier le manque d’accès à l’éducation. Une migration massive, accélérée par la conscription militaire imposée en 2024, contribue en outre à la « fuite des cerveaux » de Birmanie.

Quelle est la place de l’enseignement en ligne dans ce contexte ?

L’expérience acquise durant la pandémie de Covid-19 a facilité la création d’initiatives en ligne. L’éducation en ligne joue un rôle crucial pour l’accès à l’enseignement supérieur. Des plateformes comme Spring University proposent des cours variés et collaborent parfois avec des institutions internationales. Cependant, malgré cet essor, l’enseignement en ligne reste moins efficace pour l’éducation primaire et secondaire, en particulier dans les régions rurales et pour les familles à faibles revenus.

Quels sont les défis principaux pour l’avenir de l’éducation en Birmanie ?

Les initiatives dans le secteur de l’éducation en réaction au coup d’État de 2021 témoignent de l’immense courage, de la détermination et de la résilience des diverses populations qui composent la Birmanie. Cependant les défis, eux aussi, sont immenses. L’accès à l’éducation reste très inégal à travers le pays, aggravé par la pauvreté et les conflits. Les ressources limitées des systèmes alternatifs freinent leur expansion et leur qualité, notamment dans les régions ethniques où les classes sont souvent surchargées.

Enfin, la politisation de l’éducation dans ses aspects identitaires (questions des langues d’instruction et« romans nationaux »

 

notamment), avec l’implication d’une multitude de groupes armés, rendent complexe la construction d’un système éducatif fédéral, inclusif et durable. Un scénario dans lequel la junte s’effondre, ou du moins voit son influence sur le territoire national diminuer très fortement, semble désormais plausible. Cependant, une des questions qui se pose est de savoir dans quelle mesure la multitude de programmes éducatifs, créés ou renforcés après le coup, contribueront à des solutions politiques pacifiques et durables.

Composante indispensable de la « solution », l’éducation peut aussi faire partie du « problème », avec le risque de voir les écoles

 

utilisées dans le cadre d’une course à la construction nationale selon des lignes ethniques, correspondants aux visions des groupes armés, dont il est difficile d’imaginer qu’elles conduiront à un consensus politique et à un avenir pacifique. Indépendamment de ces questions – cruciales – concernant l’avenir du pays et l’émergence de solutions politiques, possiblement de nature fédérale, une chose demeure certaine : la Birmanie pourra compter sur de très nombreux acteurs du monde l’éducation, aussi courageux que résilients et déterminés, et qui, d’une façon ou d’une autre, joueront des rôles majeurs dans l’avenir du pays.

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Antoine Besson
Antoine Besson Rédacteur en chef du magazine Asie Reportages Contact