« Les Birmans ont le sentiment de ne plus avoir d’avenir.»
Entretiens avec Christian Lechervy, ambassadeur de France en Birmanie sur la situation du pays déchiré par la junte et les milices.
Depuis 4 ans, la Birmanie connaît une guerre civile sans précédent qui oppose une grande majorité du peuple et les militaires. Au cœur de ce conflit, les artistes ont été parmi les premiers à dénoncer le coup d’État du 1er février 2021 et à appeler à la rébellion. Peintres, dessinateurs, poètes ont été les fers de lance du mouvement de désobéissance et le ferment de la révolution. Pour ces raisons, nombreux sont ceux qui ont dû recourir à l’exil pour se mettre à l’abri ainsi que leur famille. Rencontre avec deux d’entre eux.
Texte : Antoine BESSON / Illustrations : Wooh & Thoe HTEIN
«Je fais partie d’une famille d’opposants au régime », confie le dessinateur dans la chambre exiguë qu’il occupe à Lyon. Obligé de quitter la Birmanie à cause des menaces qui pèsent sur lui et sa famille, il a fui son pays pour mieux continuer le combat contre une junte dont il n’a jamais cru qu’elle quitterait réellement le pouvoir.
« À partir de 2011 et l’ouverture du pays, nous avons certes mieux vécu, mais nous savions que les militaires reviendraient », confie l’homme de presque cinquante ans avec un sourire légèrement fataliste. Il faut dire que la vie de Wooh a été marquée par la répression militaire dans son pays. Fils d’un fonctionnaire qui nourrit des idées de l’opposition, neveu d’un militant de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), il apprend rapidement à exprimer ses idées sans peur de la répression.
C’est dans les manifestations étudiantes, alors qu’il est tout juste majeur et qu’il fait des études d’ingénieur, qu’il découvre la violence du régime auquel il s’oppose. « Les étudiants étaient toujours en tête des cortèges. Nous étions les premiers frappés par les forces de l’ordre ! » La filière des ingénieurs est à l’époque particulièrement active dans les rassemblements. Ils sont ceux qui galvanisent les troupes et ne faiblissent pas face à la violence déployée : « C’est comme si les coups que nous recevions, au lieu de nous dissuader, nous donnaient de la force et encore davantage de motivation ! »
La réalité du pouvoir autoritaire rattrape cependant rapidement les jeunes idéalistes. « Presque tous mes amis ont été arrêtés et conduits dans un centre de détention politique. La plupart y sont morts. » Wooh lui-même est arrêté et torturé pendant un mois et demi. Relâché mais à nouveau convoqué au commissariat, il ne sort plus de chez lui et se cache dans un grenier pendant 4 ans pour échapper à ses tortionnaires, de 1998 à 2002, renonçant à finir ses études.
C’est une purge au sein de la Tatmadaw organisée par les soins de la junte elle-même qui donnera au jeune homme le courage de quitter sa cachette, misant sur l’oubli des charges qui pesaient contre lui. « J’avais l’impression de tout avoir à réapprendre, jusqu’à marcher », témoigne celui qui a fêté ses 25 ans dans un grenier exigu où il ne tenait quasiment pas debout. Plus jeune, Wooh se rêvait réalisateur de cinéma, musicien ou acteur. Artiste en tout cas ! Finalement, c’est le dessin qu’il choisit à la sortie de son enfermement volontaire…
« J’ai commencé à vivre réellement avec le dessin à 18 ans ! » Il se fait embaucher dans un studio de bande dessinée et d’animation coréen, le Mr Blue. C’est là que naît sa vocation. Il y rencontre sa femme Yuzana, produit des bandes dessinées à la chaîne (plus de 300) mais cultive également son esprit libre de contestation politique. « Pour mes travaux personnels, j’aime raconter les histoires vraies des personnalités qui m’inspirent. »
Wooh signe un premier roman graphique en Birmanie sur l’histoire d’un artiste durant les événements de 1988, quand la révolte étudiante fait naître l’icône de la Birmanie libre Aung San Suu Kyi. Une œuvre qui résonne avec sa propre histoire. À force d’évoquer le passé, les yeux de Wooh s’égarent parfois derrière ses lunettes cerclées. « J’ai encore la tête et le cœur en Birmanie », confie l’artiste qui tente de vendre ses œuvres au profit de la révolution. Wooh et sa femme se sont investis dès les premiers mouvements de désobéissance civile à Rangoun en 2021, quand la Tatmadaw a brusquement repris le pouvoir en annulant les élections législatives de 2020 qui avaient définitivement fait basculer le Parlement du côté de la LND.
« Nous savions que [la paix] ne durerait pas ! », explique celui qui a dessiné de nombreuses affiches de ralliement et de dénonciation. « Quand les premiers opposants politiques ont commencé à être emprisonnés ou à disparaître, il est devenu clair que nous étions en danger », explique le dessinateur qui n’a pas choisi la France comme destination d’exil par hasard. « La France, c’est le pays de l’art ! Ici, j’étais sûr que je pourrais continuer à travailler mon art engagé et contestataire pour aider mon pays. » C’est ce qu’il fait, attablé à sa planche à dessin, autant pour sensibiliser les Français au tragique destin de la Birmanie que pour soutenir financièrement la résistance.
Deux projets en cours en témoignent. D’un côté, une série documentaire animée avec Arte sur un artiste birman dans la guerre, de l’autre, la vente de ses toiles. « La semaine dernière, j’ai vendu un grand format aux États-Unis pour 12 000 dollars. C’est une manière concrète de financer la résistance. » Encore aujourd’hui, même à l’abri des bombes et des tortionnaires, le regard de Wooh est tourné vers sa patrie et son crayon trace des ponts dans l’espoir, un jour, de pouvoir les franchir pour rentrer chez lui.
Presque tous mes amis ont été arrêtés et conduits dans un centre de détention politique. La plupart y sont morts.
Dans la banlieue parisienne, en plein hiver, sous une pluie battante et glaciale, Thoe Htein traverse en claquette le petit terrain clôturé qui conduit à son logement. Il habite avec sa femme, sa fille et son fils, un petit réduit humide formé de deux pièces : une chambre et un cagibi aveugle avec une table qui sert à la fois de cuisine et de bureau. C’est là que l’artiste dessine, assis sur une chaise qu’il a trouvée dans la rue et qu’il a réparée. « Cette chaise, c’est un peu une métaphore de ce que je vis aujourd’hui, explique le peintre. Elle n’était pas à sa place dans la rue, elle était cassée et avait besoin de soin. Elle m’était utile aussi. Grâce à elle, j’ai pu reprendre le dessin et la peinture. M’attabler pour travailler et créer. »
Cette métaphore n’est pas anodine pour l’artiste qui n’hésite pas à se représenter dans ses toiles pour faire état de ses fragilités psychologiques. D’entrée de jeu, on sent une sensibilité chez l’homme qui n’appelle qu’à s’exprimer. Le visage encadré par de longs favoris grisonnant, Thoe Htein était designer graphique sous la junte militaire. Comme de nombreux artistes, il a souffert toute sa jeunesse de la censure et des privations de liberté d’expression au sein de la Birmanie gouvernée par la Tatmadaw, l’armée à la solde des généraux du gouvernement totalitaire.
Ce n’est qu’en 2011, quand la censure est progressivement levée, qu’il commence à montrer ses œuvres. « Je ne voyais pas l’intérêt de montrer à qui que ce soit mon art s’il ne pouvait pas s’exprimer de manière totalement libre ! » Mais cette liberté a un coût. Enfant, son père lui refuse le droit d’aller en école d’art. Il en conserve un souvenir amer et voit dans ce choix l’expression de la peur de ses parents vis-à-vis du gouvernement. « L’art, c’est la liberté. J’ai besoin de cette liberté même si elle me condamne à devoir quitter mon pays ! »
Quitter son pays pour mieux le servir. C’est sans doute le choix du peintre. Un choix qui s’inscrit à la racine de sa démarche quand il choisit son nom d’artiste : Thoe Htein, qui signifie berger, pasteur. « C’est celui qui prend
soin des moutons. J’ai tout de suite aimé cette image de celui qui prend soin par l’art. ». Mais prendre soin, c’est aussi dénoncer les abus et ne pas transiger avec la vérité. Cela engage l’artiste et l’oblige à révéler ses convictions et dévoiler sa pensée critique. « Depuis toujours, la pensée critique est ce que craignent les militaires. »
Alors quand survient le coup d’État le 1er février 2021, Thoe Htein guide le peuple. Il dessine, produit des affiches, s’engage. Aux premières arrestations, il peint encore plus pour vendre ses toiles et envoyer l’argent à ses amis en prison. « J’avais 9 ans lors de la révolte étudiante de 1988. J’ai vu l’oppression, la mort, la cruauté. Cela m’a révolté. Depuis cet âge, je sais que je dois tout faire pour empêcher la Tatmadaw de rester au pouvoir ou de le reprendre. »
Bientôt, il se fait remarquer et l’exil devient la seule issue possible. Un sacrifice aussi. Il doit laisser sa famille derrière lui en Birmanie. Ils devront attendre un an et huit mois avant d’être réunis. Une période où l’artiste expérimente la solitude et la peur. Il se sent brisé, comme cette chaise qu’il dessine inlassablement. « J’ai vraiment expérimenté que j’avais perdu ma place dans mon pays. »
Pourtant, peu à peu, les choses s’améliorent. « Depuis que j’ai retrouvé ma famille, tout va mieux, explique Thoe Htein. J’ai compris que j’avais besoin de retrouver mon espace et de me reconstruire une nouvelle vie pour trouver les racines de mon art. C’est grâce à lui que je pourrai continuer à aider mon pays. » Militer par son art et son histoire, en restant vivant et debout, en attendant, un jour de rentrer chez lui, en Birmanie : « Demain, nous devrons lutter pour que l’art ait une vraie place dans notre pays pour éduquer notre peuple à la pensée critique ! »
L’art, c’est la liberté. J’ai besoin de cette liberté même si elle me condamne à devoir quitter mon pays !
Entretiens avec Christian Lechervy, ambassadeur de France en Birmanie sur la situation du pays déchiré par la junte et les milices.
Tom Piaï est photographe voyageur. En novembre 2018, dans la région de Kengtung, à l’est de la Birmanie, il a rencontré l’ethnie Lahu Shi. […]
A l’occasion d’une soirée documentaire inédite, la chaîne de télévision franco-allemande propose une plongée en Birmanie au cœur de la persécution des Rohingya et […]