Il y a cinquante ans, le 17 avril 1975, les Khmers rouges triomphants entraient dans Phnom Penh. Commençait alors pour le Cambodge, quatre années d’une dictature et d’une idéologie meurtrière dont l’ambition avouée aura été de façonner une nouvelle société cambodgienne en annihilant tout le reste.
Près de trente ans après la chute du régime de Pol Pot, les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) étaient créées pour enquêter sur ces évènements et juger les principaux dignitaires khmers rouges encore en vie. Jean-Marc Lavergne, de première instance des CETC entre 2008 et 2018, revient pour Asie Reportages sur ces travaux à la fois délicats et essentiels.
PROPOS RECUEILLIS PAR A. BESSON
Comment explique-t-on qu’un pays tout entier ait basculé en si peu de temps et avec une telle radicalité dans une idéologie mortifère dont seul un petit nombre était dépositaire ?
Il y a très peu de pays qui ont connu des changements aussi brutaux que le Cambodge. La première violence inouïe de la part des Khmers rouges a été le fait de vider toutes les villes et de cacher le pays à tous les regards étrangers pendant quasiment toute la période, à savoir 3 ans, 8 mois et 20 jours.
Les dirigeants s’étaient Khmers rouges, la justice face à la tragédie persuadés qu’ils allaient faire ce que personne avant eux n’avait été capable de réaliser : une révolution plus révolutionnaire que toutes celles qui avaient existé avant eux, y compris celle de Mao. Ils n’avaient donc aucune limite. C’était le projet d’une société complètement nouvelle impliquant d’abord la destruction de tout ce qu’il y avait avant. C’est là que réside sans doute l’origine de toute cette violence et de ces drames. La destruction était le principe et la condition pour qu’advienne leur projet.
L’échec dans ces conditions ne signifiait qu’une chose : qu’il fallait être encore plus radical dans la destruction ! Ça a donné lieu à cette paranoïa des dirigeants qui n’avaient de cesse d’imaginer et traquer « l’ennemi de l’intérieur » où qu’il soit, pour le détruire. Moins la révolution marchait, plus il devait y avoir d’ennemis et plus la violence et la paranoïa prévalaient. Le Cambodge a extrêmement souffert pendant les périodes khmères rouges entre 1975 et 1979, mais, plus terrible encore, il a continué à souffrir après. Pendant des années, beaucoup de Cambodgiens se sont d’abord préoccupés de savoir comment ils allaient se nourrir. Il y a également eu la période d’administration vietnamienne qui n’a été ni simple ni exempte d’abus et de violences.
C’est la chute des blocs communistes et les accords de Paris qui ont fait évoluer les choses sur le plan géostratégique, forçant les Vietnamiens à se retirer et permettant, sur un temps long, la mise en place de ces tribunaux et de cette démarche de mémoire. Non sans difficultés et tractations.