Indochine : Thaïlande Cambodge, dans les nuances de la guerre
Artiste franco-vietnamien, Marcelino Truong n’a de cesse de revenir sur l’histoire du Vietnam pour en débusquer le vrai du faux, faire le tri entre la légende et la réalité. À travers ce travail de documentation minutieux qui aboutit à des récits accessibles et enlevés, l’auteur espère éveiller les consciences.
Sur la table de dessin de Marcelino, une jeune femme vietnamienne de l’ethnie Thái est figée sur le papier dans un mouvement gracieux. La danse minutieuse du pinceau lui donne peu à peu des couleurs. C’est comme si le dessinateur lui donnait vie et par là même, nous donnait accès à son histoire et celle de son pays. Une obsession pour Marcelino Truong, auteur de bande dessinée né en 1957 d’un père diplomate vietnamien et d’une mère française. Habitué au récit autobiographique sur sa jeunesse et la guerre du Vietnam qui en fut la toile de fond, l’illustrateur a récemment basculé dans la fiction. Un moyen de raconter la guerre qu’il n’a pas connue. Celle qui pour lui est le début de l’histoire : la guerre d’Indochine.
« Elle peut être considérée comme le premier acte d’une tragédie dont le deuxième acte serait la guerre du Vietnam dite américaine. En réalité, ce sont avant tout des guerres civiles, quoiqu’en disent les autorités du Vietnam aujourd’hui, pour qui il n’y a jamais eu qu’une guerre de tout le peuple contre les impérialistes français et les traîtres — les fantoches, comme ils disent.»
C’est peut-être là que se cache la profonde motivation de Marcelino Truong : sa soif de vérité. Une vérité qui ne supporte pas les dissimulations et les réécritures de l’histoire. Si les traces du passé ont été gommées par la propagande, les traits de Marcelino réécriront tout, loin des manichéismes et des simplifications. Le paradoxe : pour raconter la vérité, il fallait en passer par la fiction et l’invention d’un personnage : Minh, jeune dessinateur originaire d’Hanoï, jeté dans la tourmente de la guerre malgré lui qui deviendra soldat viet-minh puis dessinateur de propagande. Une épopée dans la guerre d’un jeune homme innocent amateur de jazz, qui est enrôlé sur un malentendu, traverse le Vietnam au gré des pistes, s’émeut du destin des villageois qu’il rencontre, admire le courage de certains de ses compagnons et constate l’hypocrisie d’autres cadres, combattra à Diên Biên Phu. Le récit nous fait ainsi découvrir les coulisses de l’histoire et tord le cou aux clichés tout en faisant l’objet d’une documentation minutieuse. « Mon personnage est un composite de plusieurs artistes qui ont existé. Il me permet de raconter les faits de la guerre qui, eux, sont tous rigoureusement exacts. »
« Toute la gamme des opinions politiques existait au Vietnam contrairement au cliché véhiculé par le pouvoir. »
COMBATTRE LA PROPAGANDE
« La réécriture officielle de l’histoire par les vain- queurs se retrouve aujourd’hui sur les cartels des musées ou sur les monuments aux morts. Avec 40 hommes et 12 fusils, je veux montrer que les choses sont plus compliquées.» D’après l’auteur, dès 1945, si une bonne partie des élites vietnamiennes instruites rêvait d’indépendance, cette dernière était cependant divisée sur la nature de cette indépendance et sa couleur politique. «Toute la gamme des opinions politiques existait au Vietnam contrairement au cliché véhiculé par le pouvoir qui voudrait que parce qu’ils ont les yeux bridés, les Vietnamiens pensent tous la même chose. J’y vois une forme de déni et de racisme quelque part. Comme si notre peuple était plus unanimiste que les autres. » La critique ne porte cependant pas seulement sur le camp de la révolution. Marcelino a conscience que l’Occident se méprend et comprend mal les Vietnamiens : « J’ai constaté dès l’enfance, en lisant les récits des combattants d’Indochine, que ceux-ci ne voyaient souvent les combattants viet-minh qu’à travers les cadres politiques auxquels ils avaient eu affaire dans la captivité. Je trouve cela réducteur.»
Au contraire, Marcelino Truong appelle à la lucidité : « L’intelligence des cadres et des dirigeants du mouvement viet-minh est indéniable. Au début de la guerre, ce sont souvent les enfants idéalistes des classes instruites et parfois même de la bourgeoisie : des hommes et des femmes cultivés et animés d’un grand idéal de justice. Il ne faut pas sous-estimer la foi patriotique de cette génération.» La force du mouvement qui gagnera la guerre, l’auteur croit qu’elle vient avant tout de la finesse de ces premiers cadres qui comprennent très vite qu’il faut séduire plutôt que s’imposer par la force. « Contrairement à ce qu’ils prétendent, ils ne sont pas issus du peuple, mais de la classe des lettrés qui est très importante au Vietnam et qui s’apparente à une aristocratie de l’instruction. Le savoir est une valeur bien plus importante que l’argent dans la vieille Asie confucéenne.» Forts d’avoir côtoyé l’Occident, et en particulier les Français « un des peuples les plus raffinés au monde » d’après Truong, Hô Chi Minh, Vo Nguyen Giap et Pham Van Dong ont entrepris une véritable opération de séduction auprès des progressistes occidentaux. « Ils ont su mettre à profit la subtilité, sans gesticulation fanatique oumartiale, pour convaincre et séduire. Ils ont endossé à merveille le rôle de vieux sage distingué, humble, dédaigneux des richesses et pauvrement vêtu ; l’ermite qui voue son temps à l’étude et à la poésie. Hô Chi Minh, qui a imité en toute chose Mao, se devait d’être poète comme Mao. C’est un cliché extrêmement séduisant.»
DÉNONCER L’IDÉOLOGIE
Se dessine ainsi le passé que l’illustrateur veut rééclairer, au fil d’un récit passionnant, pour débusquer les mensonges et les omissions qui encore aujourd’hui maintiennent le plus grand nombre dans l’illusion face à l’autoritarisme des vainqueurs. « Lorsqu’on parle des derniers régimes communistes survivants en Asie, on pense à la Chine, on pense à la Corée du Nord, mais on oublie régulièrement le Vietnam », souligne avec malice et à propos le dessinateur dénonçant une « naïveté coupable ». On découvre ainsi, de cases en bulles, le trajet peu connu de canons volés aux Américains, livrés par les Chinois aux communistes vietnamiens, et qui seront décisifs dans la victoire de Diên Biên Phu. « Ce n’est pas le petit peuple de paysans qui a triomphé seul de l’armée de métier française. À partir d’octobre 1949, la victoire des communistes en Chine a permis à Mao de concentrer ses efforts sur l’aide qu’il pouvait apporter au petit frère vietnamien sur sa frontière sud. Sans cette aide et les canons de la Chine, Hô Chi Minh n’aurait jamais triomphé du corps expéditionnaire français qui souvent avait connu la terrible défaite de 1940 et voulait vaincre cette fois-ci.»
On pourrait croire que ce roman graphique est une marotte de spécialiste. Que faire la vérité aujourd’hui sur une guerre du siècle dernier n’a pas grande importance. Ce serait se condamner à refaire les erreurs du passé et concéder une nouvelle victoire à une idéologie qui nous guette encore aujourd’hui.
« Nous devrions davantage regarder du côté de l’Asie pour comprendre que de grands idéaux, aussi généreux soient-ils, peuvent accoucher de terribles dictatures. Des crimes épouvantables ont été commis au nom d’idéaux auxquels j’adhère : la liberté, l’égalité, la fraternité… Combien de millions de morts tués par Staline, Mao, Hô Chi Minh ? La jeunesse d’aujourd’hui critique souvent l’Occident en lui reprochant son impérialisme passé. On oublie également que les idées de tolérance, de progressisme et de générosité universalistes viennent également d’Occident : elles ne viennent ni d’Afrique, ni d’Asie. Nous ne pouvons pas nous permettre d’être naïfs comme le furent autrefois tant de gens de bonne volonté face à l’Oncle Hô.»
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