« Enfants du Mékong est devenu la famille de l’espoir »

Dans un entretien exclusif, son Excellence le Dr VATHANA SANN, sous-secrétaire d’État au ministère de l’Éducation, de la Jeunesse et des Sports au Cambodge depuis 2018, livre à Enfants du Mékong les enjeux locaux en matière de formation et d’accès à l’instruction. Responsable du Centre pour l’éducation digitale à distance (CDDE) et le Fonds pour la recherche, la créativité et l’innovation (RCI-Fund) du ministère, il insiste sur l’importance de la relation entre le professeur et l’élève notamment face au développement des outils digitaux.

Depuis 2 ans, la crise mondiale de la COVID-19 a créé de nouvelles difficultés sociales et éducatives pour les enfants pauvres des campagnes et des bidonvilles. Comment le Cambodge fait-il face à ces difficultés sans précédent ?

Les années 2020 et 2021 ont été les pires. Celles qui nous ont confrontés au défi le plus difficile. C’était la première fois depuis 40 ans que les écoles étaient suspendues sur une si longue période au Cambodge. Des décisions difficiles ont dû être prises, en particulier lorsque nous avons dû convertir les écoles en hôpitaux d’urgence pour traiter les patients atteints de la COVID-19. D’autres sont devenus des centres de quarantaine ou de vaccination. Il a fallu revoir nos priorités en matière d’éducation. L’objectif était double : il fallait faire en sorte que l’impact négatif de la pandémie sur la vie et les biens des enseignants, des étudiants et du personnel éducatif soit nul ou minimal. Mais il fallait en même temps assurer la continuité de l’enseignement et de l’apprentissage malgré la fermeture des écoles.
Sur ce dernier point, nous avons vu émerger des moyens innovants en matière d’éducation au Cambodge. Tout d’abord, l’apprentissage par correspondance. Les enseignants ont continué leurs activités pédagogiques par correspondance avec les élèves en leur faisant parvenir des exercices et des polycopiés. Ensuite, l’utilisation d’un système de diffusion tel que les stations de radio et la télévision pour du matériel pédagogique. Dans le mois qui a suivi la suspension de l’école au Cambodge, 77 chaînes de télévision ainsi qu’un certain nombre de stations de radio ont été réquisitionnées pour des émissions en direct d’enseignement et d’apprentissage. Des enseignants volontaires ont aussi été envoyés dans les villages pour rencontrer les élèves et animer des petits groupes de travail. Enfin, il ne faut pas oublier l’émergence de l’enseignement numérique, de l’apprentissage en ligne, de l’utilisation de systèmes de gestion de l’apprentissage, de la production de contenus numériques, etc.

Justement, l’éducation en ligne représente à la fois un défi financier pour les familles les plus pauvres mais aussi
une exposition de plus en plus précoce des enfants aux dangers des écrans et d’Internet (addictions, jeux en ligne, pornographie, pédocriminalité). Comment anticiper ces dérives au sein des familles selon vous ?

Il faut être prudent ! Tout d’abord, je souhaite affirmer et souligner en tant qu’éducateur une conviction : l’éducation numérique ne remplacera pas et ne remplacera jamais la relation entre les enseignants et les étudiants ! Depuis la transformation numérique du système éducatif central au Cambodge, nous avons observé que la vitesse et la tendance de la transformation numérique de notre société ont été accélérées de 10 ans par rapport à nos hypothèses.
Même si l’apprentissage en ligne présente des avantages, nous devons admettre que des lacunes et des problèmes existent dans notre système éducatif et perdurent. Sur la période récente, je ne vois aucune preuve que l’éducation numérique puisse combler ces lacunes ou résoudre ces problèmes. Par contre nous constatons des effets négatifs.
Le premier de tous n’est pas lié à l’apprentissage en ligne mais à la fermeture des écoles. Cela a brisé les relations psychologiques et sociales entre les enseignants et les étudiants. Chacun d’entre nous garde en mémoire son premier jour d’école, lorsque notre professeur se tenait derrière nous et nous tenait la main pour écrire la première lettre dans notre cahier. Pour ma part, je me souviens surtout que mon professeur m’a puni parce que j’écrivais de bas en haut ou de droite à gauche !
Ces relations sont nécessaire et pourtant, la fermeture des écoles et l’apprentissage en ligne les ont brisées. Et ce alors que la croissance rapide du secteur économique et la forte demande de main-d’œuvre liée engendrent de nombreuses séparations de parents avec leurs enfants. Cela signifie que la responsabilité de l’enseignement et de l’apprentissage repose entièrement sur les
enseignants. De plus en plus de parents se détournent de leur devoir d’éducateurs vis-à-vis de leurs propres enfants.

Dr Vathana Sann faisant une expérience avec une étudiante
Dr Vathana Sann, sous-secrétaire
d’État du ministère de l’Éducation du Cambodge

Concernant la fracture numérique, nous
sommes bien conscients que nous créons une nouvelle division entre les étudiants riches et les étudiants pauvres, entre les étudiants qui sont en mesure d’acquérir les connaissances, d’acquérir les capacités en matière de compétences numériques, et ceux qui doivent lutter pour accéder au numérique. Mais je ne suis pas d’accord pour dire que c’est un défi financier pour les familles. J’ai interrogé un grand nombre de sociétés de téléphonie et de fournisseurs
d’accès à Internet au Cambodge. Nous avons constaté que le forfait Internet dépensé par les utilisateurs avant et pendant la pandémie de COVID-19 était similaire. Cela signifie que même si les écoliers ont dû davantage recourir aux apprentissages en ligne, leurs dépenses n’ont pas augmenté pour autant. Je vois beaucoup de commentaires et de réactions dramatiques disant que les étudiants pauvres ne peuvent pas lire ou regarder des vidéos en ligne. Pour moi, ce n’est pas entièrement exact.

Enfin, concernant la sécurité des étudiants sur Internet, je dois dire qu’aujourd’hui ces problèmes sont bien connus des parents et des étudiants. Il est probable qu’autrefois, ces problèmes pouvaient passer inaperçus dans la société. Mais avec l’émergence de l’éducation numérique, tout le monde est conscient qu’il faut dénoncer les abus sur les
enfants, la discrimination sexuelle ou même la pornographie chez les étudiants mineurs. J’espère que les outils juridiques suivront pour punir les coupables et sensibiliser davantage la société à ces questions.

Y a-t-il encore des populations au Cambodge qui ont des difficultés à accéder à l’éducation ?

Je suis nouveau dans le secteur de l’éducation et je ne peux sans doute pas répondre de manière définitive à cette question. J’ai travaillé auparavant au ministère de l’Agriculture et dans celui de l’économie et des finances. Je voudrais cependant partager un chiffre avec vous. Ce n’est pas une statistique scientifique mais il met en évidence l’urgence que nous ressentons. En supposant qu’il y ait aujourd’hui 1000 élèves inscrits en première année au Cambodge, dans les six prochaines années, seuls 600 élèves passeront dans l’enseignement secondaire. Et au cours des trois prochaines années, seuls 430 élèves passeront dans l’enseignement secondaire supérieur et seuls 280 élèves termineront leurs études secondaires. Voilà où nous en sommes : sur 1000 écoliers aujourd’hui, seulement 280 survivraient dans notre système éducatif et termineraient leurs 12 ans de scolarité. Si nous voulons aller plus loin, il faut dire que sur ces 280 élèves, seuls 120 auront la chance d’aller à l’université. Seuls 12 d’entre eux prendront une spécialisation en science et technologie, et un seul étudiant continuera à faire de la recherche ou des travaux pratiques en science et en technologie.

Nous ne devons pas oublier ce chiffre : sur 1000 écoliers, un seul mettra la main à des expériences scientifiques et technologiques. Je ne m’étendrai pas sur les raisons de ce problème car il existe déjà une multitude d’informations, de documents et de recherches. Alors que faut-il faire ? La bonne nouvelle est que chaque jour, chaque minute, la situation s’améliore. Je suis témoin d’une formidable amélioration ces dernières années dans le secteur de l’éducation et dans les autres secteurs sociaux. Prenez par exemple le programme d’alimentation scolaire dans le cadre duquel, chaque matin, avant d’aller en classe, les élèves reçoivent une assiette de repas chaud. Ce programme en soi semble simple et facile à mettre en œuvre. Beaucoup de gens le considéreraient comme une simple activité humanitaire pourtant ces programmes ont beau être simples, ils changent la vie de centaines de milliers d’enfants cambodgiens dans les zones rurales. En 2008, j’ai été invité à visiter une école rurale à environ 50 km de Phnom Penh. Les enfants venaient à l’école et amenaient leurs petits frères et leurs petites sœurs avec eux pour être sûrs qu’ils mangent au moins un repas dans la journée. C’était frappant mais aussi encourageant car nous étions au moins capables de les nourrir. C’était frappant mais aussi encourageant car nous étions au moins capables de les nourrir.

Quelles sont les priorités pour votre ministère ?

Dr Vathana Sann en conférence
Pour le docteur Vathana Sann, sous-secrétaire
d’État du ministère de l’Éducation du Cambodge, il faut impérativement recréer le lien
entre l’enfant et l’éducateur.

Le ministère de l’Éducation, après plusieurs années de réformes et de développements structurels, a défini huit priorités pour les années à venir. La première est le renforcement du système éducatif et le développement des capacités de l’ensemble du personnel. La deuxième est la réforme des écoles. La troisième est le développement de la jeunesse et la garantie de l’acquisition des compétences du 21e siècle. La quatrième est l’amélioration de l’éducation scientifique et technologique. La cinquième est le renforcement de la transformation numérique dans le système éducatif. La sixième est la réforme au niveau de la formation des enseignants. La septième est le levier et l’amélioration de la santé scolaire. Et la dernière priorité est le développement de centres d’excellence dans l’enseignement supérieur.

La crise des Khmers rouges a entraîné l’anéantissement de toute l’élite intellectuelle du pays et l’instauration d’un règne délétère de la corruption, y compris dans le secteur de l’éducation. Aujourd’hui, le Cambodge a-t-il totalement pansé ses plaies ?

Je dois être honnête, ce n’est pas une question facile pour moi. Il me faut tout mon courage pour y répondre. Ma mère faisait des cauchemars et se réveillait souvent au milieu de la nuit en repensant à ce qu’elle a dû affronter pendant les Khmers rouges. Je me souviens aussi du sourire de mon père cachait la tragédie de la perte de ses parents, de sa sœur et de son frère. Ce n’est pas seulement l’histoire de ma famille, c’est l’histoire de tout le monde. Personne n’a échappé à ces histoires au Cambodge. Aujourd’hui, elles font partie de l’Histoire et doivent être consignées dans les manuels scolaires afin que les générations à venir s’en souviennent et en tirent des enseignements. Les atrocités et les crimes contre l’humanité, en particulier le génocide commis par les Khmers rouges, ne seront jamais négligés ni oubliés.
En tant que Cambodgiens, nous sommes des survivants de ce génocide et la génération à venir doit se rappeler combien nous avons souffert tandis que certaines parties du monde ont fermé les yeux. Certains nous ont même imposé des sanctions économiques après la libération. Seule la paix compte aujourd’hui. La paix que nous trouvons, recherchons et maintenons au Cambodge est la réponse que nous cherchons depuis si longtemps. La paix par la réconciliation nationale, grâce à la route que nous traçons vers la démocratie cambodgienne et le retour de la monarchie constitutionnelle au Cambodge. C’est la leçon que nous avons apprise et que nous pouvons transmettre au monde.

Votre Excellence, cela fait 30 ans qu’Enfants du Mékong travaille non seulement avec la population khmère dans les camps de réfugiés mais aussi
à l’intérieur du pays. Depuis 30 ans, nous avons construit des écoles, aidé les plus pauvres à avoir accès à une éducation décente, ouvert des centres et des foyers. Comment le gouvernement perçoit-il ce travail ?

Enfants du Mékong fait partie de l’histoire de l’enfance au Cambodge. Depuis le milieu des années 80, lorsque les camps de réfugiés entre la Thaïlande et le Cambodge ont servi de tampon entre le cauchemar et le rêve d’une nouvelle vie pour des milliers de Cambodgiens. Nous devons remercier Enfants du Mékong qui a compris les besoins des enfants du Cambodge. L’association a été parmi les premières à tendre la main aux enfants et au peuple cambodgiens. Enfants du Mékong est devenu la famille de l’espoir : une famille de confiance, de chaleur et de gentillesse pour des milliers de jeunes et d’adultes. Je ne peux malheureusement pas dire tout ce qu’Enfants du Mékong a apporté aux enfants cambodgiens et combien les enfants cambodgiens sont heureux et apprécient l’aide de l’association. Cela serait trop long.

La conviction des membres d’Enfants du Mékong est que les enfants les plus pauvres, grâce à l’éducation,
peuvent devenir des modèles de responsabilité et des personnes engagées pour rendre la société meilleure, plus équitable et plus solidaire. Partagez-vous cette conviction ? Comment voyez- vous l’avenir ?

Je partage entièrement cette conviction. Pendant les 70 dernières années, depuis le jour où nous avons reçu l’indépendance nationale, après les souffrances répétées de la guerre et du désordre, l’âme et le corps du peuple et de la nation cambodgienne sont enfin unis. Longtemps, nous avons vécu comme une nation sans âme. Avec un corps désuni : des familles séparées avec des réfugiées dans d’autres pays, d’autres qui souffraient au Cambodge. Il aura fallu 70 ans pour que l’âme et le corps du Cambodge soient désormais unis. Notre sentiment d’appartenance est beaucoup plus fort que ce que nous avons subi au cours de notre histoire tragique. Nous croyons en la réconciliation pour la paix et la stabilité, pour nous permettre de trouver notre potentiel et de réaliser nos aspirations. Nous sommes prêts à faire face aux défis à venir, à l’incertitude globale telle que l’incertitude politique, les catastrophes naturelles, les crises économiques ou toute cause sociale.

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Antoine Besson
Antoine Besson Rédacteur en chef du magazine Asie Reportages Contact