« En Birmanie, le pire est à venir » – Interview exclusive

Les Birmans n’espèrent même plus retrouver la démocratie, ils veulent seulement une chance de se battre. Dans ces conditions, la violence ne peut que s’intensifier. L’avenir est bouché et sans espoir.

De passage en France en ce début de mois de septembre, Mgr Marco Tin Win, archevêque de Mandalay, la deuxième ville de Birmanie, Mgr Lucas Dau Ze Jeimphaung, évêque de Lashio, la principale ville de l’État Shan à l’est du pays et Mgr Noel Saw Naw Aye, évêque auxiliaire de Rangoun, la capitale économique, et bras droit du Cardinal Charles Maung Bo ont confié les souffrances du peuple birman au pied de Notre-Dame, à la chapelle de la médaille miraculeuse à Paris et à la grotte de Lourdes.

Les trois évêques birmans ont accepté à cette occasion de témoigner du climat de terreur et de désespoir qui règne en Birmanie depuis le coup d’État militaire en février 2021 et le début de la guerre civile.

Propos recueillis par Antoine Besson

La situation en Birmanie

 

Depuis 2021, la Birmanie est en proie à une guerre civile entre les militaires au pouvoir et leurs opposants prodémocratiques. Quelle est la situation actuelle ?

Mgr Marco Tin Win : Lorsque les militaires ont brutalement repris le pouvoir en février 2021, c’est tout le pays qui s’est soulevé d’un bloc. La résistance au coup d’État a été à la mesure de l’espérance du peuple, qui avait massivement voté en novembre 2020 pour le parti leur semblant le plus à même de leur apporter la liberté.

C’est le jour où le gouvernement a convoqué son nouveau parlement issu des élections libres, le 1er février 2021, que la junte a fait son coup d’État. Personne n’imaginait que les militaires oseraient renverser le pouvoir en pleine crise sanitaire, alors que l’économie était au plus bas et que le pays entier souffrait. C’est un acte d’une grande cruauté de la part de l’armée.

Tout le pays est sorti dans la rue pour réclamer la liberté. Il y a eu des manifestations partout, jusque dans les villages les plus reculés. C’était inimaginable. La contestation pacifique, qu’on a appelée le mouvement de désobéissance civile, a duré trois semaines avant que les militaires ne commencent à tirer à balles réelles sur la foule. La première victime des forces de l’ordre a été une femme qui observait les manifestations dans la rue. Puis, les tirs sont devenus quotidiens. Les soldats ont commencé à cibler les jeunes de la génération Z. Beaucoup ont été tués ou mis en prison. Ces jeunes ont été obligés de fuir les grandes villes pour sauver leur vie. L’armée a peur de leurs talents, en particulier de leur maîtrise des nouvelles technologies, et de leur zèle.

Les jeunes ont été obligés de fuir les grandes villes pour sauver leur vie. L’armée a peur de leurs talents.

Les minorités ethniques en temps de guerre civile

 

Le bouddhisme est religion d’État en Birmanie. Comment la minorité catholique vit-elle ces troubles politiques ?

Mgr Noel Saw Naw Aye : Si le bouddhisme est la religion de la majorité en Birmanie – environ 88 % de la population –, ce n’est plus une religion d’État depuis 2008 et la constitution votée alors (le bouddhisme avait été proclamé religion d’État en 1958, ndlr). Assez récemment, il est arrivé que les militaires se battent contre des organisations ethniques revendiquant davantage d’autonomie ou d’indépendance dans les États frontaliers.

Ces ethnies étaient souvent chrétiennes, et leur persécution a été d’autant plus violente. Mais, aujourd’hui, les incendies et les meurtres ont cours partout, y compris dans les grandes villes comme Rangoun. Et la plupart des victimes sont bouddhistes. Elles comprennent désormais la persécution des chrétiens qui s’est déroulée dans l’indifférence générale. C’est peut-être un des éléments positifs que nous pouvons retenir de cette crise : bouddhistes ou chrétiens, nous sommes égaux dans la souffrance !

Le 8 avril, c’est la cathédrale de Mandalay qui a été perquisitionnée dans un acte d’intimidation et de démonstration de force. Les catholiques sont-ils perçus par les militaires comme des ennemis ?

Mgr Marco Tin Win : C’était le vendredi qui précédait la Semaine sainte. Des militaires armés ont enfermé une centaine de fidèles dans l’enceinte de la cathédrale. Ils cherchaient des preuves que nous faisions passer des informations sur les bombardements et les meurtres dans les villages chrétiens. Je ne sais pas si les catholiques sont perçus comme des ennemis de l’armée, mais, ce qui est sûr, c’est qu’ils ne se perçoivent pas comme tels. L’armée, en revanche, est contre tous. Catholiques ou bouddhistes, nous sommes tous des civils victimes de l’armée.

Comment ce contexte de violence a-t-il transformé la mission des congrégations religieuses en Birmanie ? Leur vie est-elle en danger aujourd’hui ?

Mgr Marco Tin Win : Beaucoup de religieuses, aidées de volontaires, organisent des cliniques clandestines tandis que les hôpitaux sont vides. Le personnel médical s’est massivement engagé dans le mouvement de contestation civile, et est persécuté et arrêté par l’armée. Dans la région de Sagaing, les villageois fuient dès qu’ils voient l’armée arriver. Les prêtres et les religieux vivent au plus près des populations les difficultés et les souffrances de la guerre. Nous prenons soin des réfugiés. Nous donnons du riz, des légumes et parfois des œufs et de la viande. Les enceintes de nos églises sont devenues des centres d’accueil de réfugiés.

Bouddhistes ou chrétiens, nous sommes égaux dans la souffrance ! Les enceintes de nos églises sont devenues des centres d’accueil de réfugiés.

 

Les écoles birmanes désertées

Mgr Lucas Dau Ze Jeimphaung, et Mgr Noel Saw Naw Aye, dans les locaux d’Enfants du Mékong.

On a plusieurs fois écrit que les premières victimes de cette guerre étaient les enfants…

Mgr Lucas Dau Ze Jeimphaung : Nombre d’entre eux sont terrifiés et traumatisés par la violence dont ils ont été témoins, par le bruit de combats, des hélicoptères, des bombardements. Mais le plus grave est sans doute qu’une immense majorité ne peut plus aller à l’école. On estime que seul un tiers des effectifs scolaires ont fait leur rentrée.

Nous ne pouvons pas les laisser ainsi, et nous nous sommes donc mobilisés pour que tous les enfants aient une chance d’étudier ! Nous négocions avec les groupes armés de différentes appartenances ethniques pour créer des classes informelles. Beaucoup de prêtres, de religieuses et des volontaires se sont investis dans cette mission, ainsi que des associations comme Enfants du Mékong.

Le plus grave est sans doute qu’une immense majorité des enfants ne peut plus aller à l’école. On estime que seul un tiers des effectifs scolaires ont fait leur rentrée.

Des négociations impossibles

 

Le cardinal Charles Maung Bo appelle depuis le début du conflit à la paix et au dialogue. Un dialogue avec la junte est-il possible ?

Mgr Noel Saw Naw Aye. Le cardinal Bo est mon archevêque à Rangoun. Même s’il n’a pas de solution concrète à proposer, sa conviction est que la réconciliation est la seule solution pacifique. Un tel discours irrite beaucoup de monde en Birmanie, y compris parmi les catholiques. Pour de nombreux Birmans, il n’y a aucune négociation possible : il faut anéantir l’armée. Je comprends que le dialogue soit difficile pour ceux qui souffrent directement de la guerre, mais quand le cardinal parle de réconciliation, c’est avant tout un message fort destiné aux militaires. Cela suppose qu’ils soient sincères, avec un cœur accueillant. La réconciliation ne peut en aucun cas être une arme qui a pour finalité d’éliminer l’autre groupe par la ruse. Mais nous vivons sous le joug de l’armée depuis plus de 70 ans, et les Birmans savent que l’armée n’a jamais été sincère dans ses relations avec la population.

En juillet, le gouvernement a exécuté par pendaison quatre condamnés à mort, dont deux opposants politiques. La montée en puissance de la violence semble inéluctable. Comment voyez-vous l’avenir ?

Mgr Marco Tin Win : Les prisonniers politiques sont à l’image de la lutte actuelle : il s’agit de civils, de jeunes, d’activistes démocratiques, de membres élus du Parlement. La plupart sont des femmes et des hommes bons, qui aiment leur peuple et leur pays. La junte les accuse de garder des armes chez eux, mais personne ne la croit. Ils ont été maintenus en prison, jugés sans avocat, condamnés et ont été pendus. Cela faisait 30 ans qu’il n’y avait pas eu d’exécution en Birmanie. Comment voulez-vous parler de paix et de dialogue dans ces conditions ? La confiance a totalement disparu et les militaires ont prouvé qu’ils ne respectent aucun droit. Les Birmans n’espèrent même plus retrouver la démocratie, ils veulent seulement une chance de se battre. Dans ces conditions, la violence ne peut que s’intensifier. L’avenir est bouché et sans espoir.

Mgr Lucas Dau Ze Jeimphaung : Tout le monde parle de négociations, mais personne n’est prêt à négocier. En tant que civils, nous ne pouvons pas prédire les futures décisions politiques, mais nous avons une certitude : nous nous apprêtons à vivre le pire.

Où faut-il chercher l’espoir ?

Mgr Noel Saw Naw Aye : Nous ne sommes ni des politiciens ni des hommes d’affaires. Nous sommes avant tout des hommes d’Église et notre espoir est en Dieu. Je sais que de l’obscurité, Dieu peut faire jaillir la lumière ! C’est la foi que nous devons garder et notre espérance, parce qu’à hauteur humaine, tout semble désespéré.

Tout le monde parle de négociations, mais personne n’est prêt à négocier.

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Antoine Besson
Antoine Besson Rédacteur en chef du magazine Asie Reportages Contact